Enquêter et raconter ce qui est dégoûtant dans la vie quotidienne d’une organisation basée sur un fonctionnement autocratique présente un intérêt pour ceux qui n’ont jamais vécu ce que sont des appareils bureaucratiques. Ça éclaire, ça apprend, encore faut-il que ça enseigne, ça permette de dominer, de dépasser, de maitriser le sujet.
Car une direction autocratique est concentrée sur les humeurs d’un chef pour le coup, particulièrement versatile, et c’est plus repoussant que toutes les autres formes d’organisation : cela induit du suivisme, du fayotage, de l’intrigue, des jeux déplaisants de personne, des combines basées aussi bien sur des manoeuvres ou du vice, du calcul cynique que sur de l’ignorance, de la flagornerie, de la naïveté aussi bien que de la malhonnêteté – et tout cela relève de faiblesses théoriques, programmatiques, politiques, pratiques considérables. Quand on n’a pas la chance de respirer la démocratie comme oxygène, on étouffe et on meurt de la pollution ambiante.
Mais encore faut-il analyser tout cela, ce que « La meute » ne fait pas, avec un réel contenu politique, une somme d’anecdotes déconnectées n‘y suffisant pas. Ça ne veut pas dire que les anecdotes dans « La Meute » ne sont pas vraies, elles sont sans doute proches de la vérité dans l’immense majorité des cas, recueillies sur le terrain, dans les provinces et les cercles parisiens, mais une chose est certaine, c’est qu’il y a bien pire que ce que les deux journalistes ont entendus, et c’est le drame politique qu’il y a derrière et la tragédie à laquelle cela va aboutir qui comptent.
Tous les « appareils » de tous les partis sont traversés par de semblables événements à des degrés plus ou moins élevés, plus ou moins violents, plus ou moins corrompus. Qui croit qu’il n’y a pas des faits similaires dans « En Marche » de Macron (un mouvement gazeux sélectionné et fonctionnant entièrement d’en haut) ou dans les conflits internes du très vertical et brutal Rassemblement national (Mégret, Bardella, Le Pen Marine et Marion Maréchal ?). Bien qu’existant dans des classes différentes et opposées, les mécanismes sont similaires. Plus l’appareil est dirigé d’en-haut, autour d’une seule personne, plus il est centralisé bureaucratiquement, et plus il est délibérément bâti comme non-démocratique, plus graves sont les tensions, heurts, intrigues explosives sournoisement ou spectaculairement.
La parution et la lecture attentive de « La Meute » est donc une occasion propice pour formuler et comprendre la théorie des « appareils ». L’étudier. L’enseigner. En tirer des leçons scientifiques, pratiques de lutte en faveur du seul antidote : la démocratie maximale. Adaptées aux appareils de droite, émanant de la classe bourgeoise mais aussi adaptées aux appareils des partis de gauche d’une nature de classe opposée, salariale.
Nous ne ferons pas ici, il y faudrait un livre entier, la typographie, des « appareils » de droite, de gauche, traditionnels, conjoncturels, staliniens ou libertaires, de grande taille ou de taille groupusculaire. Mais dans TOUS les partis existe des « appareils » c’est matérialiste ; ça commence avec un avantage même léger, un pouvoir, une structure, un clan qui dirige et qui obtient naturellement pour cela des moyens matériels, des informations, une pré éminence en temps et/ou en argent, en notoriété ou domination.
On racontait, en Bretagne, que tel dirigeant syndical aimait particulièrement boire le champagne dans le grand chantier naval quand le bateau était fini de construire et lancé à l’eau. On a en tet l’image du champagne fracassé contre la proue du navire flambant neuf et bu dans les salons attenants. Mais pour cela il lui fallait remplir deux conditions, pas une seule, mais deux conditions.
La première c’est d’avoir assez bien défendu les intérêts des ouvriers, car sinon il n’était pas leur élu, c’était un autre qui buvait le champagne.
La seconde c’est qu’il n’ait pas trop bien défendu les intérêts des ouvriers, parce que sinon c’était l’armateur qui ne l’invitait pas à boire le champagne. Et vous imaginez l’ampleur des intrigues des amateurs de champagne dans un mouvement gazeux où il n’y aurait pas d’élection de délégués ?
Christian Rakowski, proche de Léon Trotski, dénonçait « les dangers professionnels du pouvoir ». Ce n’est pas seulement au pouvoir bien, sûr, c’est dans l’exercice même de la prise du pouvoir. Ces « dangers professionnels » doivent être admis comme inhérents à tout parti, à toute action politique organisée, et on peut même se dire qu’ils sont consubstantiels aux différentes variétés de dictature et de gouvernance de la classe dominante bourgeoise, il y a toutes les raisons pour qu’ils soient transmis et installés dans la classe dominée et ses organisations embryonnaires. Même le dirigeant le plus intègre peut aimer le champagne et ce n’est en soi pas un mal.
Il convient donc d’accepter de le savoir, de le faire savoir, d’éduquer le plus possible militants, travailleurs, adhérents et électeurs à ce sujet et s’en protéger par le MAXIMUM de démocratie. Il n’y a pas de vaccin contre la corruption petite ou grande, champagne ou voyage en avion en première classe, il n’y a que l’éducation, la transparence et le contrôle.
Le pire qu’ait fait LFI quand « La Meute » est paru c’est de nier les faits. De dire « - Non, on n’a pas dit ça ». De dire, « là c’est faux, là c’est à moitié vrai, là c’est vrai ». C’eût été l’occasion d’une éducation de masse, ils l’ont refusée.
Pourtant, même le plus petit groupe humain constitué des qu’il y a un « bureau » génère une mini-bureaucratie, quand bien même serait-elle éphémère, balbutiante.
Sachant qu’il existe forcément des défauts multiples (on va y venir après) à la démocratie dans tous les partis sans exception, c’est évidemment pire dans un parti qui se refuse même aux apparences de celle-ci. Or c’est le choix de Mélenchon : « la démocratie pas avec moi », « si vous n’êtes pas contents vous n’avez qu’à partir » « nous sommes un mouvement gazeux ».
Il n’y pas de débat national d’orientation dans LFI, seulement des consultations-ratifications. Les militants ne sont pas des militants, ils n’adhèrent pas, ne cotisent pas, ça leur enlève même le droit de contrôler le fonctionnement financier (d’où vient, où va l’argent ?) ils sont membres de « groupes d’appui ». Ils n’ont pas de droit, pas de statut, pas de prise, pas de réalité, ils sont comme du « gaz », corvéables souvent sans aucun champagne à boire à la fin de l’action. Ils sont dévoués comme tous les militants de base de bonne foi, motivés par leur révolte sociale et intellectuelle. Ils ont spontanément confiance dans l’élan collectif et ceux qui l’animent. Dans LFI, le système de défiance n’existe que du haut vers le bas, à tous les niveaux ils peuvent être, au gré du chef, associés, sélectionnés, promus, ou bien écartés, exclus. Ils « appuient » où ils partent, ou même « on » les fait partir. Qui est le « on » ? Il n’est pas élu, pas contrôlé, il n’y a pas de statuts, pas de règles, pas de procédure, pas de recours. Abusés, certains ne sont même pas éduqués, formés pour le comprendre : ils disent « on a le droit de parler, de discuter » « on est écoutés, on vote même ».
Oui, formellement à la base ils peuvent dire ce qu’ils veulent, mais c’est en haut que ça se décide. Où donc, « en haut » ? Dans le cercle le plus restreint aux contours variables et définis par le seul chef. N’en sont membres que ceux qui « appuient » : si vous déplaisez au chef vous en êtes exclu aussitôt. Par SMS : c’est plus moderne que sous Staline, pas de procès, c’est mieux que chez un patron, pas de Code du travail, on vous « déconnecte ». Le « on » est une fraction centrale anonyme soumise par principe, ce n’est pas une direction, personne n’y a de droit humain. Pas d’écrit, pas de trace. Ça sert de leçons à tous les autres. Dès qu’ils acceptent le principe de la purge pour d’autres, ils sont visés. Ça provoque une peur, un silence généralisé, et ensuite une compétition d’épigones, de suivistes. Ce que raconte « la meute » sans en faire la théorie.
Y a t il eu un débat pour faire la NUPES ? aucun. Y a-t-il eu un débat pour « acter la mort de la NUPES » ? Aucun. Y a-t-il eu un débat pour faire et signer le NFP ? Aucun. Y a-t-il eu un débat pour le rompre et affirmer que ça avait été une « grosse bêtise » et une « alliance toxique » ? Aucun. Le PS ami de Mélenchon qui rencontré Faure le 1er mai 2022 en pleine foule, place de la République deviendra « traitre » en novembre 2023. Puis ami à nouveau le 10 juin 2024 ; puis traitre en janvier 2025. Y a-t-il le moindre débat théorique, politique, pratique, stratégique, tactique sur ces zigzags politiques ? Aucun.
Le 10 avril 2022, au Cirque d’Hiver, le ton dans LFI était triomphaliste « ici est la force », les affiches et slogans étaient
Nul, ne sait entre le 10 avril 2022 et le 12 avril où et dans quel cercle a été décidée la NUPES ? Mathilde Panot écrivait encore dans le JDD du 17 avril que « jamais ça ne se ferait avec le PS » : c’était un interview probablement réalisé le mercredi 13 avril, imprimé le 14 avril, l’accord LFI-PS s’était fait après le choix du BN du PS (lundi 11 avril, mardi 12 avril ?) de proposer l’union avec un seul candidat de gauche par circonscription, soit en quelques jours, téléphones, contact, réunions, sans que les militants orientés depuis 2016 dans une course solitaire n’aient eu le moindre mot à dire. J’ai vu des responsables se frotter les yeux : c’était donc possible, on pouvait le faire, il n’existe pas deux gauches irréconciliables. Mais emballés par la machine, il fallait vite se situer dans le système, se mettre au travail pour les législatives, partager les circonscriptions, défendre le nouveau programme rédigé d’en haut nuit après nuit, adopter les nouveaux sigles, les nouvelles couleurs, embrasser les nouveaux alliés.
Le fait que ce tournant pourtant décisif après tant de querelles d’insultes, de disputes au sein de la gauche se soit fait sans débat, sans réflexion explique aussi comment il a pu être défait, détruit ensuite de la même façon. Priver de discussion collective, d’éducation, de vote, du pouvoir de décision éclairée, méditée, des dizaines de milliers de militants, en fait donc des sujets. Un jour pour l’union avec le PS, un autre jour contre l’union avec le PS.
Et l’action est moins efficace. Certes le temps de la démocratie est plus long que celui de la décision autoritaire centralisée mais combien plus efficace.
La démocratie n’est pas du temps perdu, comme certains ont pu l’écrire, c’est du temps gagné : quand les militants comprennent et sont motivés, tout se fait mieux, plus vite, plus fortement. L’ardeur et l’ingéniosité se libèrent grâce aux échanges qui nourrissent les intelligences. « Les procédures, disait le jeune Marx, sont les soeurs jumelles de la liberté ». Elles le sont aussi de l’engagement. Plus la démocratie est organisée de façon minutieuse, scrupuleuse, méticuleuse dans les partis plus ça permet à la fois l’action dehors et le contrôle de l’appareil par les militants dedans.
C’est que qu’aurait pu développer « La Meute » à partir de l’enquête faite et de l’étude critique du fonctionnement de LFI. Si le livre avait fait cela, il aurait été davantage compris et utile. En se limitant à un tableau négatif sans proposer de solution, ni donner de théorie, il a permis à la direction de LFI d’éviter d’être renversée par le tsunami de ses propres fautes. Il a suffi aux chefs d’invoquer la malveillance de l’ennemi, de jouer la forteresse assiégée. Jusqu’à la prochaine crise. Car, inéluctablement, il y en aura d’autres : qui ne vit pas par la démocratie, périt par l’absence de démocratie.
Gérard Filoche le 23 juin 2025