Aziyadé

Je croyais Pierre Loti plus antipathique. Sans doute à cause d’une photo, ou il était attifé comme un turc d’opérette dans un salon empli de sofas, reconstitué chez lui, à Rochefort. En fait j’en avais l’idée d’un Pic de la Mirandole abusant de la pose et de la fumette, phrasant sur les vrais faux mystères de l’Orient, un officier de marine nationale portant des talonnettes pour se grandir, avant de devenir commandant d’un aviso de guerre (« Le Vautour » !), mais ayant pris soin de se mettre en scène dans des rôles de travesti exotique, avec fez, moustache et narghilés, pour mieux publier à Paris, sous un pseudonyme, ses lettres à ses amantes fantômes recluses dans  des harems désenchantés.

Un m’as-tu-vu à la façon Bernard-Henry Lévy qui aurait ré importé ostensiblement ses vies enjolivées du Bosphore jusqu’en Charente Maritime. Mais Julien Viaud, de son vrai  nom, à la réflexion est plus complexe, fragile et passionnant. Il semble qu’il vaille vraiment mieux que le Bernard-Henri Lévy de la Palmeraie.

Oui, il baigne dans l’emphase et la mise en scène – à en rire. N’est-il pas à la fin de sa vie emporté par un canular construit de bout en bout par trois femmes, qui alimentent, d’après ses propres écrits, ses fantasmes les plus délirants ? Mais en fait, il semble qu’il s’est laissé prendre, mi conscient, mi illuminé, par des vies multiples, vécues et inventées, inavouées et vantées.

Conquis par Istanbul où ses bateaux l’amènent, de 1877 à 1913, sept fois, et où il séjourne au total trois ans, il se fond dans des rêveries où, dès les premiers jours, apparaît Aziyadé, femme de 18 ou 19 ans, « si singulièrement délicieuse ». Elle sait broder, faire de l’eau de rose, et écrire son nom, elle communique ses pensées plus avec ses yeux qu’avec sa bouche, elle sourit souvent mais ne rit jamais, ses mouvements sont souples et ondoyants et ne s’entendent pas, « elle est capable de prendre elle même et brusquement des résolutions extrêmes et de les suivre après, coûte que coûte jusqu’à la mort ». Elle se donne à lui, et lui échappe à la fois, emprisonnée, inaccessible, puis disparue.

D’ailleurs était-ce une odalisque ou un homme ? Au fond de la Corne d’or ou nous sommes allés hier, il se réfugie à Eyüp,  « peu après son arrivée, Samuel apparaît. Ce batelier, qui s’est attaché au jeune officier espère, il est vrai, le voir s’abandonner aux pêchés de Sodome. Il paraît que Julien fit peu d’efforts pour décourager le batelier alors qu’il désirait follement Aziyadé. Toutefois on aurait tort de parler de « l’homosexualité exclusive de Loti, cet aspect de sa nature n’étant manifestement qu’un côté de sa sensualité ardente » (Faruk Ersöz). Bref un personnage plutôt attendrissant, voire émouvant, derrière ses mille rêves et fantasmes.

Inconsolable, lorsque disparaît sa dulcinée : « quelque chose s’est éteint en moi, quelque chose de moi-même est couché dans la terre turque avec Ayizadé » il reviendra à chaque voyage sur sa tombe, errant sur ce souvenir jusqu’à sa mort en 1923.

Il est enfin sympathique, quand il prend la défense de la Turquie, sa patrie de cœur, face aux grandes puissances européennes : « Pauvres turcs, désavoués aujourd’hui avec tant de désinvolture par tous ceux qui, en Europe semblaient les soutenir, abandonnés par la presse qui les insulte… ». Les Turcs massacrent ! » En grosses lettres bien indicatrices, cette accusation contre les vaincus se répète dans les journaux, à côté des récits de leurs défaites, horriblement sanglantes. »…

On aurait pu aussi crier : « L’Europe, l’Europe venue porter en Extrême-Orient son flambeau civilisateur massacre ! »… « Et les Anglais n’ont-ils pas massacré des milliers de derviches… et nous pendant la conquête d’Algérie, pour ne parler que de celle-là, n’avons nous pas massacré, enfumé, des femmes et des enfants pour les faire mourir ? » Il dénonce fort bien l’hypocrisie des colonialistes, et leurs crimes en Chine, au Transvaal, ou à Tripoli, avec des accents qui font plaisir à relire.

Cela lui vaudra, dix ans avant sa mort, et dix ans avant l’avènement de Mustafa Kemal, un dernier voyage, triomphateur, officiel, acclamé par les autorités et le peuple à Stamboul en 1913. Il conjure mais en vain, craignant  « la Turquie agonisante », les jeunes-turcs de ne pas entrer dans le piége de la guerre de 1914 : ils y entreront hélas, le 29 novembre, avec des résultats catastrophiques.

A la recherche guidée de Julien Viaud-Loti, nous sommes donc remonté, en ferry, en zig-zag, la Corne d’or depuis Karakoï  et le pont de Galata, jusqu’au funiculaire d’Eyüp. L’avantage du cabotage, est que, d’une rive à l’autre du bras de mer, chaque vue se présente et s’éclaire différemment, palais, docks, immeubles, minarets, dômes des  mosquées, jardins, cyprès, tantôt au soleil, tantôt à l’ombre changeante.

On prend son temps tandis qu’on s’enfonce vers les derniers cercles d’eau, vers les îlets du fond, et les collines peuplées de pierres tombales qui les entourent. Mouettes, pélicans et canards nous accompagnent dans ce qui prend une forme de pélerinage.

Nous nous sommes trompés en descendant de l’embarcadère en nous dirigeant, vers la Mosquée sacrée d’Eyup, à travers le quartier commercial, cela nous a valu d’escalader, perdus et essoufflés, par derrière, la colline fort pentue, qui finit par conduire au très touristique « café de Loti ». C’est là où, selon la légende, il méditait, trouvait son inspiration, et surtout attendait son aimée, Aziyadé.

Il y existe deux maisonnettes de bois, qui servent de café et de librairie, pour alimenter une longue terrasse ombragée de petites tables de bois couvertes de nappes à carreaux rouges, d’où l’on a, en effet, une vue splendide, étendue, sereine, sur toute la Corne jusqu’à son embouchure vers le Bosphore et la mer de Marmara.

Nous y avons pris tout notre temps comme le lieu y invite, livres achetés, thé et café turc aidant : jusqu’à ce que le soleil se couche à notre droite derrière la colline, les minarets et le cimetière, après les derniers chants des oiseaux et du muezzin. Le retour, cette fois par le funiculaire, bien pratique finalement, et le bateau ferry dans l’autre sens, à la nuit tombée, achevait pour nous les « Suprêmes visions d’Orient » de Loti.

One Commentaire

  1. Gilbert
    Posted 23 novembre 2009 at 5:07 | Permalien

    Tu devrais arrêter la politique. Tu as l’air plus épanoui en voyageant et quand tu nous fais de jolis récits comme ceux-ci.
    C’est incomparable par rapport à la fiction que tu vis à Paris, l’illusion auto-entretenue que tu te trouves au cœur de la gauche en étant au PS et l’obsession de faire partager cette illusion à ceux qui en sont sortis depuis longtemps.

    Mais peut-être, en ayant pris un peu de distance et en ne percevant du loin que les vaines querelles du genre Peillon contre Royal, t’aperçois-tu aujourd’hui que ton parti est bel et bien en train de crever et que la vraie vie est ailleurs.
    Depuis le temps qu’on te le dit, tu aurais pu nous faire un peu confiance…

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