Un emprunt : excellente tribune de Samuel Jequier dans Libé 6 mai 21 : « Le monde libéral brûle et ils regardent leur nombril.

par Samuel Jequier, agrégé de Sciences sociales

publié le 6 mai 2021 à 7h30

Ils se complaisent dans leurs égos et leurs querelles picrocholines. Ils surjouent leurs divisions pour ne surtout pas s’unir. Ils ne sont à la hauteur ni du moment, ni de leurs électeurs. Ils nous conduisent fatalement à la défaite. Ils sont la gauche la plus conne du monde.

Ils ont organisé une réunion pour faire croire qu’ils se souciaient d’unité, mais surtout pour ne pas avancer. Ils en sont ressortis pour nous expliquer benoîtement qu’il fallait s’accorder sur un programme, avant la candidature. On peut certes déplorer la présidentialisation de la Ve République mais, enfin, les institutions ne vont pas changer à un an du scrutin. Ce qui signifie que la candidature unique est le seul enjeu qui vaille aujourd’hui. L’alpha et l’oméga. Le seuil de la qualification pour le second tour se jouera autour de 25 %. La gauche pèse entre 25 % et 30 %. En conséquence, une candidature unique a une chance (non une certitude) de parvenir au second tour ; deux, trois ou quatre seront en revanche mathématiquement éliminées. Simple. Basique. Dès lors, toute gauche mue par la rationalité et l’intelligence collective devrait tout faire pour n’avoir qu’un candidat. Et ne débattre que des modalités d’y parvenir : primaires ouvertes, tirage au sort, ticket président-Premier ministre, conclave jusqu’à la fumée blanche, que sais-je encore. En discutent-ils ? Non. Tout est fait pour évacuer le sujet et le délégitimer. L’un théorise que lorsque la gauche a gagné, elle s’était toujours présentée avec plusieurs candidats au premier tour. C’est vrai mais c’est oublié qu’en ces temps là, elle obtenait plus de 40 % des voix au premier tour, pas 25. L’autre se dit «défavorable»aux primaires sans que l’on sache pourquoi et privilégie son calendrier individuel. Le troisième refuse une «union au rabais», la disqualifiant avant même de l’envisager. Arguties, enfumage, jugements péremptoires sont convoqués pour ne pas aborder l’essentiel : comment aboutir à une candidature unique dans une élection qui n’autorise pas autre chose ?

Gauche futile, donc inutile

Ceux-là seraient trop sociaux-libéraux, ceux-ci trop radicaux, ceux-là trop laïcards, ceux-ci trop islamogauchistes… Ils nourrissent la théorie des gauches irréconciliables pour mieux empêcher l’union. Oubliant leur propre histoire, celle d’une gauche qui a toujours été plurielle. Franchement, y avait-il moins de différences en 36 entre Thorez, Blum et Daladier qu’entre eux aujourd’hui ? Evidemment non. Leur est-il seulement venu à l’idée que n’importe lequel de leurs électeurs, d’où qu’ils viennent, se mettraient, eux, d’accord en 5 minutes sur les grands axes structurants d’un programme présidentiel, autour du réarmement de l’Etat et des services publics, hôpital, éducation, police, d’une politique de relance volontariste, de l’augmentation des salaires, de la taxation des riches, de la lutte contre l’évasion fiscale des multinationales, de la réindustrialisation du pays, de l’accélération de la transition écologique, d’une nouvelle régulation du libre-échange après 30 ans de mondialisation débridée… la liste est loin d’être exhaustive. Il y a une gauche réconciliable sur la question sociale. Après que les gilets jaunes ont mis en lumière les difficultés pour une partie de la population de vivre décemment de son travail, après que la pandémie a révélé l’importance des premiers de corvée, les a-t-on entendus tonner pour une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail et de vie ? Non, ou si peu. C’est Guillaume Peltier qui propose aujourd’hui une augmentation de 20 % des bas salaires financée par une taxe sur les transactions financières et électroniques. Pas eux. Eux, ils préfèrent nous parler pistes cyclables, repas végétariens, et s’écharper sur l’islamogauchisme. La gauche futile, donc inutile.

Tristement absente

En méprisant la question sociale, en se perdant dans ses querelles internes sur les minorités, la gauche a perdu le vote populaire et ouvert un espace politique à l’extrême droite. C’est particulièrement rageant. Car nous changeons d’époque. La prise de conscience de l’urgence climatique, la pandémie font évoluer les consciences. L’opinion se désaffilie de façon grandissante du libéralisme, de la mondialisation et du capitalisme financier. Elle est en demande de nouvelles politiques pour protéger la planète et lutter contre les inégalités. Jamais la société n’aurait eu aussi besoin de la gauche, jamais la gauche n’en a été aussi tristement absente. Perdue dans ses futilités, percluse par des divisions entretenues, pervertie par les stratégies narcissiques. Le monde libéral brûle, et ils regardent leur nombril. Ils pourraient avoir un boulevard, ils nous emmènent dans l’impasse.

Il y a un chemin (il y a même un exemple désormais avec Joe Biden) mais il n’y a pas de volonté. Ils préfèrent leurs intérêts personnels et boutiquiers à l’intérêt général. Ils préfèrent laisser passer Macron ou pire Le Pen plutôt que de s’effacer pour l’un d’entre eux. La gauche n’est pas irréconciliable, non, elle est irresponsable. Il faudra s’en souvenir au soir du premier tour lorsqu’ils viendront verser des larmes de crocodile sur un second tour dont ils ne seront pas et qui enfermera leurs électeurs dans un dilemme cornélien. Il faudra se souvenir qu’ils n’auront ni essayé, ni voulu, offrir l’espoir d’une alternative. Le moment politique est singulier, avec le RN aux portes du pouvoir. Le moment est historique, avec la fin du cycle des décennies néolibérales. Et ils sont en dessous de tout. Il ne leur importe ni de changer le monde, ni d’améliorer la vie des gens. Il ne leur importe pas de faire gagner la gauche mais juste d’en être le meilleur des perdants. Ils sont en en train de commettre un forfait. Contre l’Histoire. Contre la société. Contre leurs électeurs. S’ils ne voulaient pas le commettre, ils s’uniraient.

Samuel Jequier est consultant spécialisé en analyse de l’opinion publique. Il est ancien membre des cabinets de Martine Aubry (1997-200) et Bertrand Delanoë (2001-2005), et a participé à la campagne Hamon en 2017.

 

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