Grèce-Union européenne
lundi 29 juin 2015 par Jean-Jacques Chavigné
1 – La dette grecque est-elle légitime ?
La réponse à cette question est déterminante. Toutes les négociations entre la Grèce et les 19 autres gouvernements de la zone euro tournent autour de cette question. Si la Grèce a, à ce point, besoin de 1,6 milliards d’euros le 30 juin, c’est pour rembourser la dette, arrivée à échéance, contractée par les gouvernements précédents auprès du FMI. Si la Grèce doit disposer de 6,7 milliards en juillet et août, c’est pour rembourser la BCE.
Les soi-disant plans de « sauvetage de la Grèce », mis en place par le FMI, la BCE et la Commission européenne, à partir de 2010 n’avaient pour fonction d’aider la Grèce. C’étaient des plans de sauvetage des banques européennes. Plus de 90 % des prêts effectués par ces institutions avaient une seule destination : rembourser aux banques qui les détenaient les titres de la dette publique grecque arrivés à échéance et assurer le paiement des intérêts dus à ces mêmes banques. Aujourd’hui les prêts de l’UE n’ont qu’un seul objet : payer les intérêts et rembourser les prêts de la Grèce au FMI et à l’UE !
En contrepartie de ces « plans de sauvetage » dont les Grecs n’ont pas vu la couleur, la Troïka (FMI, UE, BCE) ont imposé à la Grèce une politique d’austérité et de réformes structurelles qui l’ont ruinée. Depuis 2009, la Grèce a subie 25 trimestres de récession consécutifs et une baisse de 25 % de son PIB en 6 ans ; le taux de chômage dépasse toujours 27 % de la population active ; des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ; le salaire minimum a diminue de 22 %, (32 % pour les moins de 25 ans) ; les allocations sociales ont fondu comme beurre au soleil. Tout cela avait pour objectif de diminuer la dette publique. En réalité, elle a considérablement augmenté : de 100 % du PIB en 2008 à 177 %, fin 2014.
La Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, réunie sous l’autorité de la présidente du Parlement grec, Zéo Konstantopoulou, a fait travailler ensemble une trentaine d’experts grecs et étrangers. Son rapport met en évidence plusieurs réalités que les dirigeants européens et les institutions européennes ont toujours soigneusement cachées.
Ce n’est pas l’augmentation des dépenses publiques ou le refus des « Grecs » à payer l’impôt qui étaient responsables de la dette. Les dépenses publiques grecques étaient au même niveau que les dépenses publiques de la plupart de celle des autres États européens, à l’exception des dépenses militaires qui constituaient un débouché fructueux pour les multinationales françaises et allemandes. Les « Grecs » qui ne payaient pas leurs impôts n’étaient pas les salariés ou les retraités dont le revenu était prélevé à la source, mais les armateurs, l’Eglise orthodoxe, les entreprises, les professions libérales…
Les programmes de la Troïka ont été bâties sur des hypothèses irréalistes qui ont engendré une dette insoutenable et compromis la capacité de la Grèce à s’engagement sur la voie d’un développement économique socialement juste.
Cette Commission est arrivée à la conclusions que la dette grecque était « illégale » puisque contractée en violation de la constitution grecque et de la législation européenne ; qu’elle était « illégitime » dans la mesure où elles n’avaient profité qu’à une minorité de créanciers privés, en particulier les grandes banques grecques et étrangères au détriment de la grande majorité du peuple grec ; qu’elle était et « odieuse » car les prêteur ne pouvaient ignorer que les conditionnalités qu’ils imposaient impliquaient la violation de droits humains fondamentaux.
2 – Qui détient les titres de la dette publique grecque ?
Avant la restructuration de la dette publique grecque, en 2012, les titres de la dette publique grecque étaient essentiellement détenus par des banques privées européennes. La fable racontée par l’UE est que ces créanciers privés ont acceptés une diminution de 107 milliards de leurs créances. La réalité était très différente. Les banques ont aussitôt été recapitalisée de. 58 milliards d’euros. Ce n’est pas un sentiment philanthropique qui avait amené les banques à accepté cette restructuration, c’est tout simplement parce qu’elles avaient le choix entre perdre la totalité de leurs créances ou une partie seulement. Elles ont choisi de n’en perdre qu’une partie.
La dette des banques privées européennes a donc, pour l’essentiel, étaient transférées à des institutions publiques : 32 milliards au FMI, 233 milliards États européens et aux institutions européennes (BCE, FESF, États-européens). C’est un grand classique depuis la crise financière de 2007-2008 : transférer les dettes privées au secteur public et présenter l’addition aux salariats sous forme de politique d’austérité et de « réformes structurelles ». Ces politiques ont pour objectif de baisser les salaires et faire régresser les droits sociaux (droit du travail, Sécurité sociale, retraites…) afin d’augmenter les profits des entreprises, celles qui survivent en absorbant les plus fragiles.
Le problème n’est donc pas, aujourd’hui moins que jamais, un problème comptable ou technique mais un problème politique.
3 – Quel mandat a reçu le gouvernement grec lors des élections législatives du 25 janvier 2015 ?
- Mettre fin aux politiques d’austérité. Ces politiques d’austérité n’avaient et n’ont toujours aucun sens. Elles ont mis la Grèce à genoux tout en continuant à augmenter sa dette publique. C’est pourquoi le gouvernement d’Alexis Tsipras a tracé des « lignes rouges » qu’il ne veut pas franchir. Il refuse, notamment, les deux principales exigences de l’UE et du FMI : abaisser encore le niveau des retraites et augmenter la TVA. De très nombreuses familles grecques n’ont plus aujourd’hui que les retraites d’un membre de leur famille pour subsister : 60 % des jeunes sont au chômage et 14 % seulement des chômeurs sont indemnisés. L’UE exige une hausse de 11 points de la TVA sur l’électricité, de 12 % à 23 %. Cette augmentation accentuerait encore la misère, pèserait sur la consommation et donc sur la croissance.
- Rendre la dette grecque soutenable. Ce qui avait entraîné la restructuration de la dette publique grecque était qu’elle n’était plus soutenable, qu’elle pouvait provoquer un « défaut » de paiement de la Grèce et la faillite du système bancaire européen. La dette grecque n’est toujours pas soutenable aujourd’hui. C’est pourquoi le gouvernement grec veut la renégocier. Cette renégociation est une condition indispensable pour permettre une reprise de l’économie grecque.
- Ne pas sortir de la zone euro. Cette sortie serait économiquement très lourde pour la Grèce qui aurait alors à subir une inflation importée, des dévaluations successives de sa monnaie, imposée par les spéculateurs, en cas de retour à la drachme. Elle serait aussi très lourde politiquement car elle renforcerait l’idée qu’il n’y a pas, dans la zone euro, d’alternative à la situation imposée par la droite européenne et la Commission et ferait le lit de l’extrême-droite.
En décidant, avec l’accord du Parlement grec, d’organiser un référendum pour ou contre les propositions des institutions européennes et du FMI, Alexis Tsipras propose au peuple grec de décider souverainement de son sort. Les institutions européennes, le FMI et les autres gouvernements de la zone euro en choisissant d’y voir une rupture unilatérale des négociations de la part de la Grèce ne font qu’affirmer leur mépris de la démocratie.
4 – Quels sont les objectifs des 18 autres gouvernements de la zone euro et des institutions européennes ?
Cet objectif n’est pas de permettre le redémarrage de l’économie grecque : ils ont sous les yeux les dégâts économiques, humains et même financiers produits par les politiques qu’ils ont imposées à la Grèce depuis 2010.
Leur objectif est politique : ne pas permettre à la Grèce de rompre avec les politiques d’austérité. Tous les gouvernements qui appliquent ces politiques d’austérité (à des degrés divers) se retrouveraient, autrement, devant de graves difficultés et risqueraient de perdre les prochaines élections. C’est notamment le cas en Espagne (les élections législatives auront lieu en novembre) où la montée de Podemos fait trembler aussi bien le PP (le parti de droite de Mariano Rajoy actuellement au pouvoir) que le PSOE. Mais c’est aussi le cas en Italie, en Irlande, au Portugal, en France…
Ils ont peur de Podemos ou de Syriza mais sont aveugles à la montée de l’extrême droite ou de la droite xénophobe (comme au Danemark, le 18 juin) qui font leurs choux gras des politiques d’austérité infligées aux peuples européens.
Alexis Tsipras a donc parfaitement raison d’exiger le retrait du « plan absurdes » des créanciers de la Grèce.
5 – Quelles seraient les conséquences d’un « défaut » grec pour la Grèce et pour l’UE ?
Les inconvénients pour la Grèce seraient très importants : inflation importée, dévaluations successives, sous la pression de la spéculation, avec l’appauvrissement de la population qui en résulterait.
Mais l’UE ne sortirait pas indemne à jouer, ainsi, les pompiers pyromanes. La dette publique de chacun des États de la zone euro augmenterait. 233 milliards d’euros des titres de la dette grecque sont détenus par la BCE, le Fonds européen de stabilité financière (FES et les États-membres européens.
La Grèce serait sans doute, alors, poussée à quitter la zone euro. Il suffirait pour cela que la BCE cesse de lui fournir les liquidités en euros nécessaires au fonctionnement de son système bancaire. Le retour à la drachme serait, alors, très difficile à éviter car il permettrait à la Banque Centrale grecque de fournir des liquidités à ses banques, en les nationalisant et en instaurant un contrôle des capitaux.
Il n’est pas sûr, dans ces conditions, que la Grèce reste dans l’UE. Il n’est sûr, que dans ce cas, le « Brexit » (la sortie de la Grande Bretagne) ne soit pas facilité lors du référendum que David Cameron s’est engagé à organiser sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’UE.
La dévaluation de la nouvelle drachme serait immédiatement de l’ordre de 50 % par rapport à l’euro. La Grèce ne pourrait plus rembourser sa dette et sera obligée de faire défaut d’une partie ou de la totalité de sa dette.
Les dirigeants européens estiment que le danger d’une extension d’une crise bancaire grecque à tout le système bancaire européen n’existe plus depuis que les titres de la dette publique grecque détenus par les banques européennes ont été transférés au secteur public (institutions de l’UE et États de l’UE), lors de la restructuration de la dette grecque en 2012. Les clients (déposants) des banques européennes deviendraient, cependant, particulièrement nerveux au spectacle d’une crise bancaire grecque. Le souvenir de la crise chypriote, qui avait vu tous les dépôts dépassant 100 000 euros (par banque) confisqués pour financer la faillite des banques, referait surface. Le risque d’une « course aux guichets » à la moindre défaillance d’une banque européenne s’accroîtrait d’autant. Le gouvernement des États-Unis avait cru en 2007 que la faillite de la banque Lehmann brothers serait sans conséquence et avait laissé faire…
L’euro ne serait plus, dès lors, une véritable monnaie mais un conglomérat de monnaies portant le même nom. Les marchés intégreraient immédiatement le fait que l’appartenance à l’euro n’est plus irréversible. Le risque serait qu’ils se mettent, alors, à tester tous les points faibles de la zone euro : Slovénie, Chypre, Portugal, Espagne, Italie… Ils essaieraient de faire sortir chacun de ces pays de la zone euro et d’empocher la mise de leur spéculation. Les spéculateurs pourraient, alors, tabler sur le fait que si la zone euro avait été incapable d’empêcher la Grèce de faire défaut, il pourrait en aller de même pour les autres points faibles de cette zone. Les écarts de taux d’intérêt des dettes publiques des différents pays de la zone euro risqueraient de s’accroitre rapidement (ils ont déjà commencé) et, sans soutien de la BCE, plusieurs pays pourraient être contraints à quitter la zone euro.
La Grèce pourrait chercher à se refinancer du côté de la Russie de Poutine. Un pays, membre de l’OTAN et de l’UE (où toutes les décisions de politique extérieure doivent se prendre à l’unanimité,) se rapprochant de la Russie : cela affaiblirait ces deux institutions. L’accord qui vient d’être conclu entre la Grèce et la Russie pour la construction d’un gazoduc ne serait que les prémisses de cette coopération.
6 – Qui porterait la responsabilité d’un éventuel échec des négociations ?
Les gouvernements de l’UE (autre que la Grèce) et les institutions européennes seraient entièrement responsables d’un éventuel échec des négociations et d’une sortie de la Grèce de la zone euro.
Ils savent que la continuation de leurs politiques d’austérité ne permettra pas à la Grèce de sortir de la catastrophe économique, sociale et financière dans lesquelles ces politiques l’ont plongée.
Depuis 5 mois, la Grèce négocie, fait des concessions, très douloureuses pour le peuple grec mais refusent de franchir les « lignes rouges » qu’ils tracées. Cela n’empêcheait pas les dirigeants européens de refaire, le 20 juin, exactement les mêmes propositions qu’il y a 5 mois, comme si ces 5 mois de négociation n’avaient jamais eu lieu. Il est vrai que les réformes proposées par le gouvernement grec : faire payer les armateurs, l’oligarchie en s’attaquant à l’évasion fiscale ou voter un plan pour répondre à l’urgence humanitaire, ne vont pas exactement dans le sens de ce que préconisent habituellement la Commission ou le FMI.
Les dirigeants et les institutions de l’UE sont persuadés que tous les gouvernements ne peuvent faire que comme François Hollande : s’engager à renégocier le traité européen (le TSCG, rédigé par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy) dans ses « 60 engagements », mais le faire ratifier, aussitôt après son élection, sans en changer un seul mot. Visiblement le gouvernement grec et le gouvernement français ne sont pas faits du même bois. Le gouvernement grec ne considère pas, pour sa part, que ses engagements électoraux ne sont que des chiffons de papier.
L’UE a perdu des centaines de milliards d’euros pour sauver les banques privées mais elle est aujourd’hui, incapable de faire un effort de 1,5 milliards d’euros (la différence entre les propositions de la Grèce et celles de l’UE) pour aboutir à un accord ! Ces 1,5 milliards d’euros sont, pourtant, déterminants pour la Grèce et insignifiants pour l’UE.
Les gouvernements européens, les institutions européennes utilisent tous les moyens pour obliger le gouvernement grec à céder. Ils ont, notamment, ces derniers jours, joué avec le feu en tentant d’orchestrer un « bank run », une panique des déposants grecs pour faire pression sur le gouvernement grec et l’obligé à céder. La BCE « indépendante » fait planer la menace de couper l’alimentation en liquidités d’urgence du système bancaire grec.
7 – Quels rôles jouent le gouvernement et la président de la République de notre pays ?
Ils sont exactement sur la même longueur d’onde que les autres gouvernements de la zone euro. François Hollande déclare qu’il faut, à tout prix ; trouver un compromis. Il ajoute cependant, aussitôt, qu’il faut le faire en respectant les « règles de l’Union européenne ». Ce qui revient à dire que le gouvernement grec doit renoncer aux « lignes rouges » qu’il a fixées pour respecter le mandat que lui a confié le peuple grec.
Mais ces « règles de l’Union européenne » quel État européen les respecte ? Qui respecte la règle d’or du TSCG qui imposait un déficit maximum de 0,5 % du PIB d’un pays ? Certainement pas la France dont le déficit public s’élève à 4 %. Qui respecte la limite de 60 % pour une dette publique, fixée par le traité d’Amsterdam en 1997 ? Pas plus la France dont la dette publique approche les 100 %, que l’Allemagne dont la dette atteint 75 % de son PIB. Quelles sont ces règles à géométrie variable qui ne s’imposent qu’à la Grèce ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le TSCG ou le traité d’Amsterdam sont des traités alors que les « mémorandum » imposés par la Troïka ne sont pas des traités et sont donc infiniment plus facile à modifier.
50 personnalités politiques (PCF, PG, EELV, Gauche du PS…) demandent à François Hollande d’être « aux côtés du peuple gouvernement et de son gouvernement ». François Hollande aurait tout intérêt, pour l’Europe, pour notre pays, pour la gauche, à ne pas rester sourd à cette demande.
Le 21 juin 2015, mis à jour le 29 juin.
2 Commentaires
Les Gouvernements européens et le FMI ont décidé d’empêcher résolument le peuple grec de choisir son avenir. En refusant la renégociation de la dette, ils assèchent depuis des mois les finances publiques. En faisant pression pour des réformes d’austérité et donc d’appauvrissement supplémentaire de la population, ils refusent l’application des mesures pour lesquelles les Grecs se sont exprimés.
Et aujourd’hui ils décident de pratiquer le chantage ouvert pour faire pression sur le référendum qui aura lieu dimanche. C’est aussi un avertissement et une menace de la Troïka en direction des autres peuples. Nous aussi nous refusons que l’austérité et la baisse des dépenses publiques soient le seul horizon des politiques européennes et donc françaises. Nous aussi nous refusons la volonté autoritaire et anti-démocratique de mettre à genoux les classes populaires.
L’Union Syndicale Solidaires appelle ses militants et les salariés à se rassembler en solidarité avec le peuple grec, partout où des initiatives seront organisées dans les jours qui viennent. Elle exige du Gouvernement français et des autorités européennes le renoncement à ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’état financier.
Communiqué de l’Union Syndicale Solidaires, Paris, le 1er juillet 2015.
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Curée médiatique contre le référendum « irresponsable » d’Alexis Tsipras
par Frédéric Lemaire, Julien Salingue, le 1er juillet 2015
Dans la soirée du 26 juin, Alexis Tsipras annonçait son intention d’organiser un référendum sur le plan d’austérité proposé par les créanciers de la Grèce en échange de leur soutien financier. Consulter le peuple grec sur les réformes « indispensables » qui lui sont imposées ? « Irresponsable » répond en chœur la fine fleur de l’éditocratie française, dont les tweets rageurs préfiguraient les points de vue… tout en nuances.
En 2011 déjà, l’annonce d’un référendum, finalement abandonné, sur le « plan de sauvetage » européen avait provoqué une levée de boucliers médiatique. De cette fronde contre le « dangereux coup de poker grec », Le Monde prenait déjà la tête : « Ce n’est pas ainsi que l’Europe doit fonctionner » assurait le quotidien, qui anticipait non sans cynisme un résultat défavorable : « Imagine-t-on d’ailleurs un peuple acceptant, unanime, une purge aussi violente que celle proposée ? [1] Ce lundi, deux jours après l’annonce d’Alexis Tsipras, l’éditocratie française a remis le couvert.
Le Monde sonne la charge
Ainsi, selon l’éditorial du Monde, la tenue d’un référendum serait un « piètre chantage », voire un aveu de « faiblesse politique » de la part d’Alexis Tsipras qui refuserait « d’endosser l’échec des négociations ». Un échec dont les « Européens », c’est-à-dire les dirigeants européens, ne seraient en aucun cas responsables. Stricts mais bienveillants, ceux-ci seraient, à l’instar d’Angela Merkel, conscients de leur « responsabilité historique ». Et même prêts à se montrer souples si le mauvais élève grec acceptait de « moderniser l’État » et « collecter l’impôt ». Peu importe si l’intransigeance des créanciers portait davantage sur les mesures d’austérité, telle que la diminution des pensions. C’est Tsipras qui doit « faire preuve, enfin, de responsabilité »… c’est-à-dire à suivre les instructions des éditorialistes du Monde et « changer de posture ». De toute évidence, l’éditorialiste anonyme du Monde, à l’image de nombre de ses confrères, a choisi d’ignorer le point de vue grec sur le déroulé des événements, et notamment le récit du ministre de l’Économie Yanis Varoufakis, pourtant publié sur divers sites.
Une nouveauté : pour les lecteurs qui souhaiteraient s’épargner la lecture de l’éditorial du Monde, une version sous forme de dessin pour les enfants est disponible en « Une » :
Plusieurs dessinateurs du quotidien ont même été mis à contribution, comme en témoigne ce chef d’œuvre de Xavier Gorce, également publié le 30 juin :
Le même Xavier Gorce qui est revenu à la charge dans l’édition du 1er juillet :
Comme nous l’avions déjà noté, il suffit souvent, pour donner la mesure du caractère résolument caricatural des partis pris de l’éditorial du Monde, de lire… Le Monde. Ainsi, en cherchant un peu dans le dossier consacré à la Grèce, on trouve les articles de la correspondante Adea Guillot et de l’envoyée spéciale Annick Cojean, qui détonnent en donnant la parole aux Grecs [2]… Même si le choix des citations mises en exergue par un secrétariat de rédaction facétieux s’avère, lui, plus « orienté ». Qu’on en juge : « Ce référendum est une mascarade, un coup d’État constitutionnel » (Antonis Samaras, chef de l’opposition) ; « On frôle la limite de ce que prévoit la Constitution mais sans la violer ouvertement » (un constitutionnaliste) ; « J’ai peur du précipice et du retour à la drachme » (un jeune Grec) ; « Je déteste l’extrémisme, or ce vote nous pousse dans nos derniers retranchements » (un vendeur).
Libération à l’unisson ?
Dans l’éditorial de Libération (29 juin), Marc Semo reconnaît quant à lui qu’il est « légitime, sur le principe » d’en appeler au peuple. Mais sous conditions. Lorsque l’ancien Premier ministre Papandreou propose un référendum pour s’assurer « que les sacrifices imposés par le maintien dans la monnaie unique [soient] pleinement assumés par ses concitoyens », c’est un gage apprécié de « culture sociale-démocrate scandinave ». Lorsque Tsipras propose un référendum sur les propositions des créanciers de la Grèce et appelle à les rejeter, ce sont des « propos irresponsables ». Comprenne qui pourra.
En fait, Marc Semo reproche à Tsipras de n’avoir pas tenu un référendum sur la sortie de l’euro, mais sur le plan de rigueur imposé par les créanciers. Et de dissimuler aux Grecs que le « non » aux propositions des créanciers serait synonyme d’un « oui » à une sortie de l’euro, et donc de conséquences catastrophiques. Des reproches que partagent… Antonis Samaras, leader de l’opposition grecque. Pourtant une autre issue est possible : les créanciers pourraient tenir compte du rejet de leurs propositions par la population grecque, et mettre de l’eau dans leur vin… Mais cela ne semble pas effleurer l’esprit de Marc Semo pour qui les gouvernements européens, « tout aussi légitimes » que le gouvernement grec, n’ont fait que « rappeler les règles de la zone euro » et « essaient d’éviter le pire ». Qu’ils en soient remerciés.
D’après notre éditorialiste, une majorité de Grecs seraient d’ailleurs favorables au plan européen. Le chef du service étranger de Libération n’a visiblement pas pris soin de consulter ses correspondants sur place à Athènes : aucun sondage n’a été publié sur le référendum, d’après Pavlos Kapanais qui travaille entre autres pour… Libération.
Notons tout de même que le reportage sur place de Maria Malagardis fait, en page opposée, un contrepoint factuel à la charge de l’éditorialiste de Libération.
Jean-Marie Colombani (et quelques autres) au meilleur de leur forme
Commentaires à l’emporte-pièce depuis le fauteuil confortable d’une rédaction parisienne, informations bancales et autres partis pris droitiers sont le lot commun des éditocrates. Mais en la matière, les éditorialistes du Monde et de Libération ne font pas le poids face à Jean-Marie Colombani. Dans une tribune publiée dans Slate, il dénonce « l’imposture Tsipras » ainsi que Syriza, un parti « anti-européen », « national-populiste », qui aurait « conduit le pays dans l’impasse ». Il est vrai que la situation du pays était excellente avant les élections de janvier 2015.
Le mot « référendum » évoque-t-il de mauvais souvenir à Jean-Marie Colombani ? Furieux, il dénonce la consultation des Grecs qui serait en fait… « une prise en otage » des Grecs. Les dirigeants européens, quant à eux, « ne peuvent pas abandonner les Grecs à leur triste gouvernement ». Après Arnaud Leparmentier, c’est au tour de Jean-Marie Colombani de signer un nouvel appel à renverser le gouvernement grec. Les Grecs ont voté et soutiennent Syriza ; mais, c’est bien connu, les éditocrates savent mieux que le peuple ce qui est bon pour lui. Et Colombani de le prouver dans une conclusion pleine de lucidité : « Les Grecs méritent mieux que Tsipras et ses alliés. Comme ils n’avaient pas hier mérité les colonels. »
Un article publié sur le site de Marianne revient sur les réactions de la presse à l’annonce du référendum. On retrouve une apologie – prévisible – des « réformes » dans Le Figaro :
Les masques sont donc tombés en Grèce, mais aussi en Irlande, au Portugal, en Espagne. Tous, à l’exception d’Athènes ont choisi de se réformer au pas de charge pour tenter de conserver la monnaie européenne. Les efforts et le courage ont payé. La seule question est désormais de savoir si la Grèce peut gagner sa place dans la zone euro.
Le Figaro qui, à la « une » de son édition du 30 juin, publie un éditorial titré « Faux semblants », où l’on peut lire que « le référendum que propose aux Grecs Alexis Tsipras a tout d’un leurre », que « l’appel au peuple de Tsipras n’est qu’un « coup » politique camouflé sous le masque de la démocratie directe » et dans lequel est évoqué « le vide abyssal du projet politique de Tsipras ». Tout en finesse.
Pas en reste, le JDD titre quant à lui son article d’analyse « Alexis Tsipras, maître chanteur » [3]. Tout en nuances, à l’instar des jugements portés sur la décision d’en appeler au vote du peuple grec :
Alexis Tsipras a choisi de suivre un chemin dangereux pour son pays et de mettre le couteau sous la gorge des leaders européens.
Il faut dire que la « une » du journal annonçait la couleur…
Dans Les Échos, c’est Dominique Seux qui se fait remarquer en s’insurgeant contre « le coup de poker de trop d’Alexis Tsipras », évoquant un « chantage grossier » de la part des autorités grecques et dénonçant leur « comportement irresponsable et provocateur ». Et de conclure : « Athènes doit revenir à la table des négociations ». Sinon ?
Dans L’Opinion, Luc de Barochez dénonce, avec force accents colombaniens, « l’incompétence, de l’irresponsabilité voire de la malhonnêteté de Syriza ». Selon lui, « le référendum convoqué par Alexis Tsipras dévoie la démocratie ». Conclusion : « Face à des maîtres chanteurs, seule la fermeté paye ». Notons que là encore, la « une » du quotidien se distingue par son sens de la mesure :
***
Nous aurions pu poursuivre ce petit tour des réactions de la presse à l’annonce du référendum grec par la « une » du Monde du 1er juillet, qui oppose « Tsipras » et « les Européens » :
… ou encore avec le double éditorial Joffrin – Quatremer dans l’édition de Libération du mardi 30 juin (sur lequel nous aurons l’occasion de revenir).
… voire avec Les Échos, où l’on a pu lire des tribunes dans lesquelles Tsipras est qualifié de « braqueur de banque ». Au risque de lasser le lecteur…
Mais cette « revue de presse » n’est pas seulement une accumulation de prises de position fort éloignées du devoir d’informer, voire même outrancières : elle dessine une cohérence dans les partis pris de l’éditocratie française, qui de nouveau se range du côté des institutions européennes (rebaptisées une fois de plus « l’Europe » ou « les Européens ») et joue le rôle de chien de garde de l’eurocratie contre les empêcheurs d’austériser en rond. Voilà qui n’est pas sans rappeler le traitement médiatique d’un certain référendum organisé en 2005, duquel aucune leçon ne semble avoir été tirée.
Dès lors, doit-on conclure que « la presse » est contre la Grèce ? Ce serait tentant, mais inexact : tout d’abord ce serait oublier la presse alternative, et toute une partie de la presse qui n’a pas participé à la curée contre le gouvernement grec, voire qui l’a dénoncée. Et même au sein de la presse dominante, des voix discordantes existent : il n’est pas rare qu’au sein même de « grands quotidiens », les reportages des envoyés spéciaux, ou des correspondants sur le terrain, contredisent les arguties libérales déversées à flot constant par nos éditocrates. De salutaires résistances à l’unanimisme éditorial eurobéat, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir… mais qui ne sont malheureusement pas un contrepoids suffisant au bruit médiatique qui nous est imposé depuis quelques jours par ceux qui pensent que lorsque le peuple n’est pas d’accord avec une politique, il faut changer de peuple.
Frédéric Lemaire et Julien Salingue
Post-scriptum (1er juillet, 12h30) : Interpellé sur Twitter à propos de l’un des dessins que nous avons reproduits ci-dessus, Xavier Gorce, dessinateur au Monde, s’est fendu d’une réponse… qui se passe de commentaires :
Notes
[1] « Consulter le peuple grec ? Les gardiens autoproclamés de la démocratie s’insurgent ».
[2] « Les Grecs divisés sur le référendum du 5 juillet » ; « Reprendre notre destin en main est plus important que conserver l’euro ».
[3] Sur la couverture de l’annonce du référendum par le JDD, voir aussi « Tsipras est un voyou communiste ».