À peine débarqués de l’aéroport Ataturk, nous fûmes emmenés et plongés dans la foule du samedi soir d’Istiklal caddesi, la grande et longue avenue ancienne de Pera, qui va de Taksim à Tünel, ou des dizaines de milliers de gens, déambulent joyeusement.
Je n’ai jamais, même sur les Ramblas, à Barcelone, vu un tel défilé, massif, entremêlé, serré, euphorique, de tous âges et de toutes conditions, inspirant fraternellement la fête. Nous avons descendu du taxi à Galatasaraï-lisesi puis marché à contre-courant de la foule avec nos valises, inquiets de ne pouvoir passer, et fascinés de la fluidité des milliers de groupes de promeneurs. Presque arrivés à Tünel, nous avions atteint notre hôtel. Repartis aussitôt, les mains libres pour nous restaurer. Nous nous sommes immergé dans la cohue, et dans des petites rues, pas à pas, corps à corps, entre les terrasses, tables et chaises des cafés et restaurants.
L’espace entier de la rue est occupé et l’on s’y faufile avec difficulté. On mange presque dans l’assiette de celui qu’on dépasse, on boit quasiment dans son verre, on rit en direct avec lui, tellement on est les uns sur les autres. Les bières coulent à flot, les assiettes sont pleines de poissons, de mezzé, de crevettes, de sardines, de viandes sautées, On peut boire du raki sur des petits bars en carton. Il y a des pâtissiers fascinants, des fruitiers alléchants. Il y a des frituriers où manger, debout, en quelques minutes, dans un cornet, des moules farcies, des calamars ou des petits poissons à l’étale, ou encore des tripes grillées.
C’est à l’infini, de ruelle en ruelle, d’impasse en impasse, un dédale, on avance lentement entre les milliers de gens attablés, buveurs et mangeurs, à la queue leu leu. Là, il y a de la musique, des chanteurs et instrumentistes aux sons qui réussissent curieusement à être à la fois espagnols, grecs et turcs.
Parfois des convives d’une terrasse les reprennent en chœur. Là, il y a des lumières vives, des nappes gaies, des tapisseries aux murs. Là encore, ce sont des salles plus intimes, aux lampes adoucies. Des magnifiques poissons frais sont présentés sur plateaux aux chalands.
Les serveurs vous invitent à vous asseoir, à choisir sur leur menu, en photographie, des plats à faire envie ou même sur des grands plateaux, en réel, leurs ragoûts tout juste cuisinés et fumants. On se fait héler, on croit voir une table furtivement libérée, mais on poursuit, parce qu’on se sent trop bien, portés par le flot humain.
Nul ne semble pressé, ni angoissé, on goûte le temps. Un groupe de jeunes éclate d’un rire communicatif. Des familles avec leurs bébés se frayent laborieusement un chemin, mais elles y parviennent, avec le respect de tous. Chacun s’aide, s’il surgit une marche invisible sous les pieds. Les regards sont fraternels, rieurs, les gens se parlent, en groupes, et d’un groupe à l’autre, jamais impatients lorsqu’ils sont immobilisés par l’arrêt du flux.
Il n’y a pas que dans les rez-de-chaussée sur les trottoirs, mais à chaque étage il y a des dîneurs, et aussi sur les toits des terrasses immenses. En prenant un ascenseur modeste, au fond d’un couloir, nous nous sommes retrouvés au 7° étage, au milieu de 500 personnes installées : aussitôt le serveur nous a trouvé quatre places, servi deux bocks énormes de bière et du vin blanc, présenté des dizaines d’entrées variées, puis des viandes sautées baignant dans une délicieuse sauce aux oignons et au piment pour un prix modeste. Il faisait doux, presque 22° pour un soir de novembre, à peine, sur le tard, y eut-il un courant d’air léger.
Autour de nous ça parle, ça crie, ça chante, ça bouge en permanence.
En redescendant et en revenant sur nos pas, il y avait davantage de monde encore, Istiklal était noire, pleine, à perte de vue. C’est une belle et large avenue sans voiture, il n’y a qu’un petit tramway qui la parcourt d’un bout à l’autre sur un seul rail, avec un klaxon tintinnabulant, indispensable pour fendre la foule distraite qui s’ouvre et se referme sur lui. Les beaux immeubles anciens et élégants qui la borde, sont autant d’occasions d’entrer, d’illuminer, d’entendre des musiques variées et entraînantes.
Il y a de belles librairies agencées comme des intérieurs cossus, des cabinets de lecture qui servent thé et café. Il y a des entrées chics qui alternent avec des arrières cours populaires. Des petites « cantines » se succèdent avec des épiceries de boissons et de loukoums. On y vend aussi des waffle, sorte de gaufres bourrées de fruits, et des koumpir, des grosses pommes de terre fourrées de mets multiples.
De chaque côté de la grande avenue, des rues étroites et torturées descendent presque à pic vers des quartiers plus sombres, côté Bosphore ou côté Corne d’or, car nous sommes sur la crête d’une grande colline et Istanbul est « fort montueuse » comme l’écrivit Gérard de Nerval. Ainsi du premier soir, on est happés, étreints par la ville.