Extrait de « mai 68 histoire sans fin » edition JC Gawsevitch par Gérard Filoche
Champagne ou Alka-Seltzer ? La chute du Mur de Berlin
La question allemande, dans les textes de la IVe Internationale, était au cœur de l’avenir de l’Europe. Nous pensions que le sort de la révolution allemande de 1917 à 1923, et jusqu’en 1927 et 1933, avait déterminé le sort de la révolution russe.
Les trotskistes, toujours opposés à la “ construction du socialisme dans un seul pays ”, comme Lénine et les premiers dirigeants bolcheviques, estimaient que la révolution d’Octobre n’aurait pas d’avenir sans extension victorieuse en Europe[1] .
Nous avions considéré l’avènement au pouvoir de Hitler en février 1933 comme la date fatale, le tournant, la preuve de la faillite définitive de la IIIe Internationale. Cette dernière avait, dans son plénum de mars 1933, validé l’orientation du Parti communiste allemand et de son chef, Thaelmann, qui avait pourtant conduit à ce désastre[2] .
Après la défaite du nazisme et le partage de l’Allemagne, la IVe Internationale ne considéra pas cette division comme irréversible, et dans notre programme, qui incluait les “ États-Unis socialistes d’Europe ”, figurait la réunification de l’Allemagne.
Oui, mais quelle réunification ?
“ Réunification socialiste ”, expliquaient Ernest Mandel et, avec lui, la majorité de la LCR. “ Réunification tout court ”, rétorquaient les lambertistes et le Socialist Worker Party des États-Unis, entre autres.
Il nous semblait évident, à mes amis et à moi, qu’aucune condition ne devait être posée à l’unification allemande. Elle ne pouvait être subordonnée au maintien d’un “ socialisme ” bureaucratique tel qu’il était abrité derrière le mur. Elle ne pouvait non plus être conditionnée à la “ révolution ” en Allemagne de l’Ouest. C’était un mot d’ordre essentiellement justifié par l’existence d’une “ question nationale ”, même s’il s’agissait de l’un des plus grands pays du monde.
Rien ne justifiait historiquement que le peuple allemand soit “ puni ” pour les crimes de Hitler. L’occupation de l’Allemagne de l’Est participait d’un partage du monde réalisé à Téhéran, à Yalta et à Potsdam, puis de coups de force et enfin de la guerre froide, mais elle ne pourrait durer si les rapports de force internationaux qui l’avaient engendrée se modifiaient … Nous devions avancer la perspective de la réunification de façon inconditionnelle, sans préalable, pour le peuple allemand tout entier. À lui, dans le processus, de donner le contenu, que nous souhaitions socialiste, de sa réunification.
Ce qui, encore une fois, était un débat, paraissant académique, dans la LCR allait se révéler crucial. Si je devais souligner le principal élément de rupture théorique, idéologique et pratique qui déconsidéra, à mes yeux, les dirigeants de l’époque de la IVe Internationale, ce serait leur comportement en cette occasion. Car la “ chute du mur ” n’était pas n’importe quelle question dans l’histoire du xxe siècle.
Lorsque, après la chute de Jaruzelski à Varsovie, vint l’heure des manifestations en RDA, à l’été et à l’automne 1989, la question “ réunification socialiste ” ou “ réunification tout court ” s’actualisa brutalement. Il était évident que la majorité du peuple d’Allemagne de l’Est voulait se délivrer de ses chaînes, les dirigeants du “ monde libre ” le constataient d’ailleurs avec inquiétude. Ni les Américains ni les Européens ne jetaient de l’huile sur le feu : ils ne voulaient pas gêner Gorbatchev, ils ne voulaient pas de soulèvement social en RDA, pas plus qu’en Pologne, en Tchécoslovaquie ou en Roumanie.
Or le peuple est-allemand revendiquait non seulement des droits démocratiques, mais aussi des droits sociaux. Ce qui était menaçant pour les gouvernements européens autant que pour le gouvernement soviétique. Pendant quelques semaines, le mouvement s’intensifia, c’était exactement une crise révolutionnaire, un élément d’une chaîne de révolutions qui renversait tous les régimes bureaucratiques, de Bucarest à Sofia, Prague, Budapest.
Nous suivions pas à pas les événements. Ernest Mandel et d’autres militants de la IVe Internationale étaient sur place à Dresde, Leipzig, et un petit groupe de militants est-allemands sympathisants trotskistes furent hissés l’espace d’un moment comme porte-parole des manifestants.
Extraordinaire, n’est-ce pas ? C’étaient des trotskistes qui étaient, au début, en pointe dans le soulèvement est-allemand ! Ils réclamaient des droits démocratiques, des droits sociaux.
Quelle fut l’issue de l’explosion sociale en RDA ? Un raz de marée mit la réunification allemande à l’ordre du jour. Ce n’était plus une formule de style pour les pages de nos programmes, réservée aux Congrès mondiaux ; dans la rue, les premiers slogans commençaient à être criés : “ Un seul peuple ”.
À Paris, retenus dans les locaux de Montreuil, “ Mathieu ” et moi tempêtions : Rouge, Inprecor, notre presse devait, selon nous, appeler à la réunification allemande immédiatement sans conditions, tout en continuant à défendre les revendications sociales que les manifestants eux-mêmes mettaient en avant.
Scandale ! Nous étions qualifiés de “ contre-révolutionnaires ”, et la majorité de la IVe Internationale et de la LCR dénonçait ceux qui criaient cela en RDA, car c’était la droite, c’étaient des restaurationnistes. Selon eux, il fallait “ défendre l’État ouvrier ”. L’argumentation la plus intelligente consistait à vouloir “ pousser plus loin la révolution sociale ” en RDA avant de poser ultérieurement, sur des bases socialistes, la question de la réunification. Mandel était là-bas sur place et il “ faisait la ligne ”, qui était répercutée par la Ligue.
Comme nous ne pouvions qu’écrire sur place, hélas, seulement en Bulletin intérieur ou en circulaire (car il nous était toujours interdit de nous exprimer publiquement, à ce moment-là), Ernest Mandel envoyait des fax à Montreuil pour répondre à nos arguments, encourager la majorité du BP à ne pas céder, à ne surtout pas avancer le mot d’ordre de réunification.
Incroyable contresens
Comme on le sait, ce fut une déferlante.
Le peuple révolutionnaire est-allemand lui-même renversa le mur. Des images extraordinaires ont fait le tour du monde, où l’on voit des jeunes, des vieux, des dizaines de milliers de gens abattre, comme ils le peuvent, avec des pioches, des marteaux, des béliers, avec leurs ongles, “ le mur ”. The Wall, selon les Pink Floyd. Quel fantastique espoir pour l’humanité ! Cette hargne, cette soif de briser l’enfermement. Irrépressible volonté de liberté. Un seul peuple des deux côtés du mur abattu.
Il y eut une grande réunion plénière le lendemain matin, à Montreuil. Elle était exceptionnelle en ce qu’elle réunissait à la fois le Bureau politique et le Secrétariat unifié. Près de trente personnes étaient entassées dans la salle de réunion du fond au deuxième étage de Rotographie, débordant dans le couloir.
Le rapport était fait par une camarade dont le pseudo évocateur était “ Rosa ”. D’origine allemande, elle s’était établie en France comme permanente à l’imprimerie, mais avait été envoyée là-bas pour suivre les événements et elle revenait nous faire un compte rendu, mandatée en cela par la direction majoritaire. C’était la voix de Mandel. Selon son rapport, le mouvement était social et non pas national, il fallait “ éviter ” qu’il ne dérape et ne soit détourné de ses buts sociaux, par une diversion vers la réunification.
J’explosai : c’était une folie, il fallait, si des camarades à nous étaient influents, prendre la tête de l’inéluctable marche à la réunification, et c’était dans la mesure où nous le ferions avec succès que nous pourrions influer sur les conditions de réalisation de celle-ci. À aucun prix il ne fallait hésiter, mettre des conditions, avoir des réticences face à un processus historiquement justifié, inéluctable. Ce serait se marginaliser. Qui parmi nous, dans cette réunion, n’avait pas passé une partie de la nuit à regarder et à écouter les médias qui se faisaient l’écho en direct de la volonté populaire de faire tomber le mur ? Rosa me répondit alors, m’accablant : “ Matti, tu ne comprends rien à ce qui se passe là-bas, j’en reviens, moi. Personne ne veut la réunification, personne n’en parle, ce n’est pas à l’ordre du jour. C’est un fantasme de Français, c’est ton fantasme, l’unité allemande. ”
“ Mathieu ” et moi avons compris que c’était la position officielle et que, vu comment fonctionnait le BP, nous n’allions pas la faire changer. Les bras m’en tombaient, tellement, ainsi, le Secrétariat unifié s’enfonçait a contrario de l’évolution historique du monde et des leçons à tirer sur la chute du stalinisme, en matière de droits nationaux, de démocratie, de socialisme.
On nous opposa, dans cette réunion et les suivantes, des arguments absurdes. D’abord, le danger d’une “ Grande Allemagne ” (avec cette plaisanterie éculée : “ J’aime tellement l’Allemagne que je suis content qu’il y en ait deux ”). Comme si ce danger pouvait venir du peuple qui s’acharnait légitimement à faire tomber le mur !
La défense des “ acquis ” de la RDA fut invoquée. Mais s’il y en avait, cela se saurait et le peuple n’y tournerait pas le dos. Orienter la révolution vers le socialisme et non pas vers les boutiques de luxe trompeur du capitalisme ? Certes, mais pour convaincre des bienfaits d’un vrai socialisme, encore ne fallait-il pas être soupçonné de vouloir le protéger derrière un “ mur ”.
“ On aura besoin de murs nous aussi, un jour ”, nous répondit encore Bensaïd. Nous n’avions pas les mêmes valeurs sur ce point, manifestement.
Quel crédit pouvait-on avoir pour exiger des garanties sociales si on n’accompagnait pas ceux qui voulaient la chute du mur ?
“ C’est une victoire de l’Occident, un rééquilibrage du monde, cela va conduire à un effondrement de l’URSS ”, m’objecta-t-on. “ Oui, mille fois oui, mais sous la pression, sous la volonté des peuples, ce sont des révolutions, des mouvements sociaux, c’est déterminant. ” Et d’ailleurs, l’impérialisme, le libéralisme ne s’en trouveraient pas mieux, car ils seraient mis à nu, sans alibi face aux effets de leur propre système ! Le stalinisme, comme repoussoir, servait de béquille à l’ordre mondial bipolaire établi depuis 1945. Cet ordre, dans son ensemble, dans ses deux pôles, commençait à s’effondrer.
Champagne ou Alka-Seltzer ?
Je crois que nous étions arrivés, idéologiquement, à un point de désaccord tellement fondamental que notre survie commune au sein de la LCR et sous la direction du Secrétariat unifié était devenue dépourvue de sens. Tous ces camarades que je côtoyais depuis vingt ans, avec lesquels j’avais certes des contentieux, des polémiques, mais qui étaient mes compagnons de route, acceptés autant que subis, tous ces camarades avec lesquels nous avions tant débattu, tant milité, tant lutté, à la fois que j’aimais et que je n’aimais pas, mais qui étaient mon horizon, ma “ famille ” politique, tous, Alain Krivine en premier, puisque c’était lui le plus connu, Daniel Bensaïd, parce qu’il s’était fait le théoricien de toute cette politique, imposant le mieux sa vision du monde, Francis Sitel, qui annonçait gravement des périodes sombres avec l’Allemagne réunifiée, Janette Habel, imprécatrice, qui condamnait nos errements, et tant d’autres ces jours-là, de Livio Maitan à Ernest Mandel, tous considéraient les événements à l’Est comme un recul, une défaite.
Eux qui, depuis 68, étaient à la recherche du “ neuf ”, qui cherchaient le “ nouveau ” mouvement ouvrier, les “ nouvelles ” avant-gardes sous les pavés des barricades, s’accrochaient là à un monde englouti.
Champagne ! C’est ainsi que j’intitulai mon texte pour présenter notre position sur la chute du mur de Berlin. “ Alk-Seltzer ”, me répondit Daniel Bensaïd. Tout était dit.
Parfois, une image parlante résume des milliers de pages de Bulletins intérieurs.
Lorsque, au XIIIe Congrès mondial, en février 1991, Daniel Bensaïd et moi ferions notre rapport et notre contre-rapport respectifs sur les événements à l’Est et en URSS, lui pour la majorité, moi pour la minorité internationale, nous allongerions la métaphore pour bien nous faire comprendre en différentes langues par les deux cent cinquante délégués présents : “ Champagne, vodka, tequila, whisky, ouzo… ” “ Alka-Seltzer, Optalidon, Aspegic, Doliprane… ”
Certes, l’espoir que les peuples continuent à intervenir pour déterminer leur sort ne s’est pas révélé à la hauteur de la chaîne de révolutions qui a renversé les régimes bureaucratiques. Nous avions sûrement, de notre côté, surestimé les développements des grèves, des manifestations populaires et leur capacité à trouver une alternative.
Mais nous nous appuyions sur une excellente déclaration de Tomas Borges, le leader sandiniste qui réagit infiniment mieux que Fidel Castro à la chute du mur : “ Ce qui s’est passé à l’Est me réjouit : nous avons gagné le droit de recommencer, mais maintenant nous partirons de positions correctes, nous ne prendrons plus de chemins dévoyés. Les révolutionnaires n’ont plus de motifs pour se tromper d’un point de vue stratégique, comme par le passé.
Nous sommes gagnants dans les événements à l’Est, il est fini le temps de la bureaucratie et de l’autoritarisme, comme celui de l’absence de liberté d’expression. Les couleurs grises avec lesquelles s’était paré le socialisme ont été incinérées. Il faut commencer à coudre les plus beaux vêtements pour le socialisme, à commencer évidemment par les touches de toutes les couleurs ! Il faut faire renaître le socialisme. L’impérialisme est évidemment plus agressif, il croit avoir gagné. Il ne sait pas que la chute du mur de Berlin et des pays de l’Est, au lieu de représenter une victoire, constituera, à terme, sa perte. La chute du mur de Berlin constitue le début de la destruction de l’impérialisme, même si cela semble une folie aujourd’hui. La première pierre du capitalisme est tombée avec le mur de Berlin[3] . ”
Certes, ensuite, faute de directions vraiment à gauche, vraiment conscientes, capables de faire aboutir rapidement une alternative socialiste, soit les vieilles bureaucraties ont repris le dessus, soit les forces qui ont pris le pouvoir sont allées vers la droite, vers une restauration anarchique du capitalisme libéral. Des situations de désordre mafieux, de décomposition, prolongées au-delà de ce que nous croyions, se sont installées. Mais ce n’était pas un argument pour déplorer la chute du mur ni paraître, une seule seconde, des nostalgiques de l’ex-URSS, ni pour hésiter sur le vrai sens du putsch du 19 août à Moscou.
Nous devions nous réjouir sans réserve que la deuxième révolution russe fasse tomber la lourde et odieuse dictature stalinienne. Autre chose était le temps nécessaire pour que, des rangs du peuple, trahi, trompé, écrasé, resurgissent les forces d’un renouveau vraiment socialiste.
Lors du putsch d’août 1991, à Moscou, un vieux mécanicien de quarante-six ans, A. Kondratchov, émerveillé de voir les foules descendre, pour la première fois depuis si longtemps, spontanément dans la rue, s’écriait : “ De voir comment les hommes s’éveillaient, commençaient à retrouver le respect d’eux-mêmes, me mettait au bord des larmes. Ils allaient de l’avant et ils savaient exactement pourquoi ils marchaient. Ils savaient ce qui pouvait arriver. Ils savaient à quoi cela pouvait mener.
Ils sentaient qu’ils étaient des gens, des êtres humains. Ils avaient cessé d’avoir peur. ” (« Moscou le putsch du 19 août 1991 », Pierre Broué, préface de Daniel Assouline, Gérard Filoche, Alain Mathieu, Albert Rochal Garonne impression, supplément au n°7 de la revue Le Marxisme aujourd’hui). Mais ce n’était qu’un début…
À bas le mausolée de Lénine !
Notre minorité, exaspérée par la position de la IVe Internationale et de la LCR lors de la chute du mur, décida, faute de pouvoir s’exprimer dans Rouge, de publier un bulletin,Vent d’est. Un des premiers articles, “ À bas le mausolée de Lénine ! ”, donna le ton : “ Janvier 74, soixante-dix ans après sa mort, il a été question de détruire le mausolée de Lénine à Moscou. Hélas, ce n’est pas encore fait, ils n’ont pas encore osé.
Quel dommage ! La notion même de mausolée, cet embaumement artificiel transformant le révolutionnaire en icône, était en soi un crime contre les idées de Lénine. Celui-ci pressentait ce triste sort lorsqu’il racontait, à propos du destin de Marx, qu’après leur mort on tente de convertir les chefs révolutionnaires en momies inoffensives. Lénine était aussi hostile au changement de nom des villes.
Sa femme, Kroupskaïa (citée dans le Trotski de Pierre Broué[4] ), protesta contre “toutes les formes de révérence externe”, cérémonies, baptêmes et monuments – et affirma dans La Pravda que la seule façon d’honorer sa mémoire était de construire “des crèches, des jardins d’enfants, des maisons, des écoles, des bibliothèques, des centres médicaux, des hôpitaux, des hospices” et de mettre ses principes en pratique. Dans Ma vie, Léon Trotski parle de “mausolée indigne de la conscience révolutionnaire et offensant pour elle” : “On cessa de considérer Lénine comme un dirigeant révolutionnaire pour ne plus voir en lui que le chef d’une hiérarchie ecclésiastique.” […]
“ Comme l’expliquait Victor Serge, Lénine se contentait d’un “petit appartement de domestique de palais”. De son vivant, il refusait toute marque extérieure de mise en scène autour de sa personne. Il fut mis en minorité un nombre incalculable de fois dans son propre parti, il mena un dernier combat en défense des peuples opprimés de la nouvelle URSS, voulut démettre Staline, qu’il traita de “brutal argousin grand-russe”, et mourut en dénonçant déjà la barbarie bureaucratique et en exigeant l’indépendance nationale pour les peuples qui la demandaient. ”
Nous étions fiers de prendre librement la plume pour dire des choses comme cela. Il était temps.
Vent d’est parut une dizaine de fois, puis, nos divergences allant croissant au sein de la Ligue, nous avons publié, sur la même ligne, d’autres documents. À commencer par un petit livre de Pierre Broué intitulé Moscou, le putsch du 19 août 1991. Les éditions La Brèche avaient encore refusé de l’éditer. Mais, cette fois, la chute du mur nous avait libérés : nous n’allions plus accepter le silence auquel la Ligue nous condamnait depuis presque deux décennies. Curieusement, il fallut ce grand événement pour que les rites archaïques nous deviennent insupportables.
Le Comité central et Alain Krivine n’avaient pas voulu, en 1977, que nous écrivions des lettres à un camarade de Strasbourg, pas voulu, en 1981, que Julien aille à un stage d’un autre courant étudiant, pas voulu, en 1984, en 1989 et en 1991, que nous éditions nos livres à La Brèche, pas voulu, en 1984 et en 1992, que nous publiions un bulletin modestement photocopié …
Ils tentèrent encore de nous menacer : un Comité central fut convoqué, il y avait de la sanction dans l’air. Alain Krivine fit lui-même un rapport contre l’existence du bulletin Vent d’est, incompatible avec les statuts et les conceptions de la Ligue… Je répondis que, s’ils l’interdisaient alors qu’il était photocopié en noir et blanc, eh bien, nous ferions un bulletin imprimé et en couleurs !
En effet, la revue imprimée paraîtrait en couleurs, en décembre 1992, sous le titre Démocratie et Révolution puis Démocratie & socialisme.
Nous argumentions désormais publiquement, sur une divergence théorique de fond avec les conceptions programmatiques de la majorité de la Ligue. Depuis la révolution portugaise de 1974-1975 jusqu’à la chute du mur, en passant par le fonctionnement interne de la LCR, il devait y avoir des principes démocratiques qui n’étaient pas formels, pas dépendants ni secondaires selon les fluctuations du rapport de forces, mais qui faisaient bel et bien partie du programme, du “ but ” et pas seulement des “ moyens ”.
Sans démocratie, pas de révolution. Sans démocratie, pas de parti révolutionnaire. Sans démocratie, pas de socialisme.
La démocratie n’est pas une technique ni un supplément d’âme, c’est une méthode essentielle, c’est un droit et un ensemble de droits, c’est un moyen permanent d’action, elle conditionne le parti, le syndicat, le pouvoir quel qu’il soit, c’est une méthode d’action, une pédagogie et une garantie essentielle, une protection, une surveillance, un échange. Il faut qu’elle soit méticuleuse, définie jusque dans ses détails : “ La procédure est sœur jumelle de la liberté. ” La démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. La démocratie est faite de l’attention de tous, de l’accord de tous. Être révolutionnaire, c’est pousser jusqu’au bout cette démocratie.
C’est une praxis, une expérimentation collective qui brasse les expériences, homogénéise, intègre, développe en respectant à l’infini toutes les sensibilités. C’est la condition de toute expression authentique d’une classe, d’un peuple, de l’élaboration collective, du respect des décisions produites, du succès pratique de leur mise en œuvre.
Sur cette base, nous avons considéré qu’il nous fallait actualiser nos références. Nous avons donc fait encore ce qu’une minorité ne fait pas, nous avons rédigé un manifeste intitulé Le socialisme est une idée neuve.
Non seulement il reprenait le cri de joie “ Champagne ! ” pour la chute du mur et l’explosion de l’URSS, mais il s’efforçait de tirer des conclusions théoriques et politiques pour éradiquer le stalinisme, pour réintroduire le respect de la démocratie dans la conscience révolutionnaire, pour donner un sens nouveau au slogan “ Liberté, Égalité, Fraternité ”, pour prôner la “ démocratie jusqu’au bout ” comme arme de la révolution, pour défendre l’idée d’une Assemblée constituante comme instrument de changement de l’État contre la Ve République, pour que le suffrage universel soit étendu et les scrutins rendus loyaux, proportionnels, pour tous, pour que la transparence soit totale dans la gestion des administrations, des finances et les choix économiques, pour que l’État, sans tout nationaliser, contrôle et fasse prévaloir l’intérêt général, structure l’économie, développe les services publics, maîtrise les règles des marchés, les subordonne à la satisfaction des besoins sociaux pour tous en matière d’éducation publique, de logements sociaux, de transports en commun, de santé gratuite, de respect de l’environnement.
Nous mûrissions théoriquement et pratiquement par rejet d’une direction de la Ligue dont les insuffisances et les erreurs nous apparaissaient de moins en moins acceptables. Pourtant, c’était notre “ maison ”, notre histoire, pour les uns et les autres, de vingt à trente ans de notre vie.
[1] Lire Révolution en Allemagne, 1917-1923, de Pierre Broué, Paris, Minuit, 1971.
[2] Lire L’Histoire de l’Internationale communiste, de Pierre Broué, op. cit.
[3] Entretien reproduit dans Rouge du 24 octobre 1991.
[4] Paris, Fayard, 1988.
7 Commentaires
Certains aveuglements sont stupéfiants, effectivement. Comment rester sourd à ce point aux revendications populaires ? au désastreux bilan démocratique ET social de la RDA ? Un vrai gâchis.
C’est sûr…
Mais pour le « désastreux bilan démocratique ET social » j’ai l’impression d’entendre le bilan à mi mandat de notre Président à nous, le bien franchouillard umpolepéniste Sarkozy…
Ton texte est encore une fois magique de cohérence de conviction et d’enthousiasme. le passage sur la démocratie que je vais recopier « méticuleusement » est une véritable source d’inspiration pour mon travail militant. Merci. Bien à toi Jean Michel
à quand le tome 2 annoncé chez cet éditeur?
Question qui me perturbe, au vu de la haine affichée par Peillon, un peu trop Bessonisé à mon goût, envers Ségolène Royal…
Aux régionales, faut-il voter socialiste?
Peut-on voter pour cette clique?
A qui va bénéficier notre vote? Aubry? Peillon? DSK?… Pour ma part, j’ai peur que à Dijon Peillon ait eu l’intention de vendre EAG au MoDem pour se palcer comme premier ministrable en 2012…
Qu’en est il???
c’est dommage qu’on nous redébite encore ces histoires d’une prétendue « révolution allemande » dans les années 20 qui n’a jamais existé que dans les têtes de certains dirigeants politiques…quand on lit un peu on se rend compte qu’il n’en a jamais été ainsi.
même chose pour les années 30…
partant de telles analyses, il n’est pas étonnant qu’on accumule les erreurs en cascade
sortirons-nous un jour de l’ignorance? aurons-nous le courage et la capacité de voir la réalité en face?
Mais enfin Henri, il faut s’informer ! Lire par exemple « La Révolution allemande » de Pierre Broué aux Editions de Minuit
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