Parodiant de Gaulle et son « Moi ou le chaos ! » Hosni Moubarak refuse de quitter le pouvoir avant les élections présidentielles de septembre afin, affirme-t-il, « d’éviter le chaos ».
Mais le chaos, c’est lui !
Après 13 jours d’insurrection, plus d’un million de personnes ont pour la deuxième fois en une semaine manifesté vendredi 4 février au Caire, 800 000 à Alexandrie, plusieurs millions dans toute l’Egypte pour exiger son départ et la fin de la dictature qui étouffe l’Egypte depuis 30 ans.
Mais Moubarak continue de réprimer sur des manifestations pacifiques, faisant, depuis, le début, selon l’ONU, 300 morts et plusieurs milliers de blessés.
Avec ses bandes, Moubarak organise la pénurie d’essence, de monnaie, de denrées alimentaires pour pourrir la situation quotidienne des égyptiens et tenter de les diviser. Il a fait kidnapper, détenir, agresser, selon les chiffres de « Reporters sans frontière », une centaine de journalistes étrangers. Tant il a peur qu’ils fassent connaître au monde l’ampleur des manifestations qui exigent son départ immédiat, la réalité de sa dictature et du chaos que ses « baltaguiyas » instaurent.
Il a fait libérer des centaines de prisonniers « de droit commun » pour qu’ils se livrent au pillage et sèment la terreur dans la population.
Ce n’est pas propre pour un dictateur jugé comme un « homme sage » par Berlusconi et comme un pivot de l’ordre régional par Nétanyahou mais Moubarak a lancé les milliers de « baltaguiyas » qui sont venus, certains à dos de chameau (le symbole du parti de Moubarak aux dernières élections), agresser, avec des fusils, des couteaux, des cocktails Molotov, les manifestants pacifiques de la place Tahri, faisant une dizaine de morts et des milliers de blessés.
L’allure et la composition « populaire » des bandes violentes lâchées le 2 février a pu surprendre quantité de journalistes qui s’y sont trouvés confrontés et qui ont cru décrire une « deuxième Egypte » les « pro-Moubarak ». En dénonçant « la violence d’où qu’elle vienne » Sarkozy a lui-même mis sur le même plan ces bandes de racailles, et la majorité du peuple.
Mais ce genre de bandes se retrouve souvent dans l’histoire du côté des dictatures en péril. Les tyrans quand ils ne peuvent plus maintenir l’ordre organisent le désordre. Ce furent les « lumpen » avinés dressés et lâchés par la police tsariste contre les Juifs dans les pogroms d’il y a un siècle, c’étaient les mêmes, déjà…
Tous ces « lumpen » ne sont cependant pas des pauvres, loin de là. La police en uniforme a disparu en Égypte et elle est là, tout simplement, en civil (et tout aussi armée). La police, ce sont des centaines de milliers d’individus qui, depuis des décennies, font peur au reste de la population qui sait qu’on peut être agressé, volé, torturé et violé par eux. En Haiti, il y eut les « tontons macoutes », au Portugal, la célèbre PIDE, les « gorilles » de la dictature Videla en Argentine ou Pinochet au Chili… Évidemment, ce gendre de vermine a peur de subir le sort de ceux qu’elle servait à l’apogée de leurs dictateurs respectifs. En Egypte, les racailles qui ont été délibérément lâchées par Moubarak, pour essayer de faire contrepoids à la révolution de la place Tahrir, n’étaient pas une « deuxième Egypte », encore moins une autre partie du peuple, c’était les milices du régime, les policiers, les membres du parti au pouvoir qui sont en gros les mêmes et la pègre : les baltaguiyas, chefs mafieux du trafic de cannabis, avec leurs nervis, leurs clients et leurs serviteurs, en relation d’affaires et de racket avec des secteurs de la bourgeoisie, les milieux du bazar, le petit et moyen patronat, le milieu de l’import-export et les hôteliers qui se réjouiraient en cas de victoire de la contre-révolution. Ces deux aspects – la structuration policière et le lien avec une bourgeoisie marchande et pour partie mafieuse – se retrouvaient déjà dans les milices d’État iraniennes, les Bassidjis qui ont ont réprimés la poussée révolutionnaire de la jeunesse en Iran l’an dernier. (lire « le militant » de V. Présumey).
Ce sont donc des troupes structurées par les flics et les baltaguiyas qui ont agressé les occupants restés sur la place Tahrir le mercredi 2 février, certains avec leurs chevaux et leurs dromadaires d’opérette. Or, passée la surprise initiale et le constat des manifestants que, si les soldats sympathisent, les officiers ne font pas du tout en sorte que « l’armée protège le peuple », ils ont trouvé à qui parler auprès des dizaines de milliers de manifestants de mercredi 2 puis de jeudi 3 et vendredi 4 février.
» La république libre de la place Tahrir » .
Le vrai résultat du lâcher de la racaille contre-révolutionnaire dans les rues du Caire a été d’y consolider la révolution. La place Tahrir, comme la place Tien-An-Men à Pékin en 1989, est devenue le lieu d’une sorte de « commune » – nous pouvons bien employer cette expression quand Le Figaro titre sur la « république libre de la place Tahrir » !
Un centre d’auto-organisation populaire et révolutionnaire, avec ses groupes de combats comportant des femmes, ses stands des partis et groupes politiques, son service de ravitaillement, son service de nettoiement et d’entretien (pendant que les bandes de l’appareil d’État tentent d’incendier le musée du Caire pour faire croire que « les étrangers » mettent le feu aux momies ! ), ses lieux de prières musulmane ou copte, ses forums, ses cafés, son service d’alerte de guetteurs tapant sur des bidons, ses génératrices électriques pour faire tourner les ordinateurs, sa presse naissante, son hôpital, ses volontaires médicaux de tous âges venus parfois de très loin, et sa prison où les « baltaguiyas » arrêtés et identifiés sont gardés.
Moubarak doit laisser la place
Quelle sortie « honorable » peut-il y avoir pour un criminel comme Moubarak en dehors de son jugement par un tribunal d’une République égyptienne ou par le Tribunal Pénal International ?
Chaque journée de plus de son pouvoir allonge les souffrances du peuple égyptien et accroit les dangers d’un nouvel Tienanmen[1].
Aujourd’hui, il fait mine de reculer, mais c’est pour mieux s’accrocher au pouvoir.
Il affirme qu’il ne se représentera pas aux élections présidentielles que la Constitution de la dictature prévoyait pour septembre. Il assure que son fils, Gamal, ne sera pas candidat. Mais qui peut croire un seul instant qu’il tiendrait sa parole s’il parvenait à écraser l’insurrection ?
Il quitte la tête du parti de la dictature, le Parti National Démocrate (PND) symbole de la corruption et de la répression. Toute la direction de ce parti démissionne en bloc, entraînant avec elle le fils de Moubarak, Gamal. Mais les mafias du PND restent en place et essaient de terroriser la population.
Il limoge le gouvernement mais préside la première réunion du nouveau gouvernement pour marquer son refus de céder le pouvoir.
Il nomme un vice-président pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 1981, mais ce vice-président n’est autre que le général Omar Souleiman qui a longtemps dirigé les renseignements égyptiens, les redoutables Moukhabarat. A l’évidence, le Souleiman en question se situe plutôt du côté du problème que de celui de la solution.
Son Premier Ministre, Ahmed Chafiq, « s’excuse » des exactions des « baltaguiyas » mais nie, en toute incohérence, la moindre responsabilité du pouvoir dans ces exactions.
Pour une Assemblée constituante
Une bonne partie de l’opposition exige l’élection d’une assemblée constituante et la rédaction d’une nouvelle Constitution avant les prochaines élections.
Ils ont raison. Aucune démocratie politique ne peut exister dans la Constitution actuelle qui est celle qui organisait les pouvoirs de la dictature. Aucune élection ne pourra être organisée librement avec cette constitution qui pendant des décennies a permis à Moubarak d’obtenir des scores à la Brejnev.
Le peuple égyptien a le droit de choisir sa propre Constitution, de décider s’il veut un régime présidentiel ou parlementaire, de décider d’inscrire ou non dans cette Constitution non seulement l’égalité des droits politique mais aussi scelle des droits sociaux (droit au travail, à la Sécurité sociale, à un salaire minimum…)
La relativisation des Frères musulmans
Lorsque toute opposition est interdite, le seul lieu où peut s’organiser une forme d’opposition, c’est la mosquée, que le gouvernement ne peut interdire dans un pays où 95 % de la population est musulmane.
L’interdiction de toute opposition, en particulier laïque favorisait donc, malgré une répression incessante, les Frères musulmans.
Lorsque l’opposition peut se développer plus librement comme aujourd’hui, de nouvelles organisations politiques apparaissent : Mouvement du 6 Avril (le mouvement des jeunes à l’origine de l’insurrection), des opposants comme Ayman Nour ou Mohamed el-Baradei, les anciens partis politiques interdits sous la dictature, les syndicats qui participent concrètement à l’insurrection, à l’organisation des manifestations et à leur auto-défense.
Les Frères musulmans se trouvent donc ramenés à leur réalité, une opposition importante mais une opposition parmi d’autres. Son dirigeant, Mohsen Rady affirme d’ailleur « Nous seront un parti comme les autres. Nous ne souhaitons pas transformer l’Egypte en République islamique »[2]
Le rôle clé d’Obama
Ce sont, bien évidemment, les centaines de milliers de manifestants égyptiens qui jouent, avec un courage et une ténacité stupéfiants, le rôle déterminant dans la situation actuelle. Sans l’insurrection qui dure maintenant depuis 13 jours, ni Obama, ni Sarkozy ne se seraient souciés du fait que l’Egypte était aux mains d’une dictature. Ils s’en arrangeaient fort bien.
Les jeunes qui sont à l’origine de l’insurrection savent pertinemment ce qui les attend si Moubarak l’emporte : « Si nous perdons la bataille, chacun de nous sera arrêté, harcelé, torturé, nous préférons être tués d’une balle en nous battant ». La vengeance de la dictature serait, en effet, à la mesure de sa peur : effroyable. Personne ne peut l’ignorer, surtout pas Obama qui a entre les mains la possibilité d’imposer la transition immédiate vers la démocratie politique.
Tout dépend, aujourd’hui, en Egypte de la décision de l’Armée. Les soldats fraterniseront-ils avec les manifestants ? La hiérarchie militaire lâchera-t-elle Moubarak ?
Obama a d’énormes moyens de pressions sur cette Armée dont le chef d’Etat-Major était aux Etats-Unis aussitôt après le déclenchement de l’insurrection. Ils accordent une aide annuelle de 1,3 milliards de dollars à l’Armée égyptienne. C’est eux qui leur livrent les armes, les munitions, les chars, les avions, les pièces détachées. Sans l’appui des Etats-Unis, cette armée serait rapidement complètement dépassée.
La responsabilité directe d’Obama est engagée. Il doit arrêter de souffler le chaud et le froid et utiliser les moyens décisifs qui sont à sa disposition pour obliger Moubarak à quitter le pouvoir.
Jérôme Frévent
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[1] Ecrasement par l’armée du « Printemps de Pékin » en 1989.
[2] Thomas Cantaloube « Les Frères musulman, une opposition parmi d’autres » Médiapart du 4 février 2011.