Examen du projet de loi après la CMP (commission mixte paritaire) avant le vote du 14 mai : comparé à l’ANI, quelques reculs de plus

 

Comparaison entre l’ANI et la dernière mouture sortie de la CMP. Donc aprés le Sénat. Avant le vote final du 14 mai !

Le constat est terrible :

1/ la quasi totalité de l’ANI est passée sans modification

2/ des « avancées » très mineures adoptées à l’Assemblée nationale ont été annulées (sur le temps partiel)

3/ encore plus incroyable et sans doute passé complètement inaperçu – les administrateurs salariés des grosses boîtes non seulement n’auront pas la protection contre le licenciement introduite par l’assemblée nationale mais perdent la protection qu’ils tenaient du code du commerce avec la nécessité d’obtenir l’accord des prud’hommes en référé ! Et comme l’interdiction d’être en même temps DP, membres du CE ou DS a été maintenue, ils n’ont aucune protection contre le licenciement !;

4/ l’amendement obligeant à ce que la détaxation des CDI soit au moins compensée par la taxation des CDD a été annulé

5/ il y a même un recul par rapport à l’ANI  : la validation tacite de l’accord pour les licenciements collectifs de plus de 10 salariés, non prévue par l’ANI.

Un élément essentiel d’appréciation : par cette loi (et la future constitutionnalisation de la primauté de la négociation sur la loi), les accords collectifs, fussent-ils signés par des syndicats non représentatifs et/ou sous le chantage à l’emploi, prennent force de loi. En dehors d’un rapport de forces favorable (comme en 36, 45 ou 68), le patronat ne les signe que s’ils lui sont favorables. Pour autant, l’expérience montre que, souvent, même ces accords-là ne sont pas respectés par les employeurs. La logique (et le droit en vigueur) indique que la violation de ce qui fait force de loi devrait être sanctionné, notamment par le contrôle et les procès-verbaux de l’inspection du travail. Or, ici, il n’en est rien, ce qui achève la démonstration du recul qu’est l’ANI et sa traduction dans la loi.

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Article 1 du projet de loi : Couverture complémentaire santé et prévoyance

L’amendement qui précise que, pour la couverture minimale, pour chaque risque (comme un de nos amendements le prévoyait), les garanties doivent être au moins aussi favorables que celles prévues par le nouvel article L.911-7 de la sécurité sociale, n’apporte rien car, contrairement à notre amendement sur cet article qui prévoyait que le minimum était la moyenne, pour chaque risque, des garanties des salariés déjà couverts, cet article se contente de renvoyer à un décret le montant minimal des prises en charges

L’amendement qui prévoit la participation de l’employeur illustre bien ce qui a guidé les amendements (ne pas toucher à l’essentiel pour le MEDEF) : l’ANI prévoyait 50 employeur/50 salarié (au lieu de 57/43 en moyenne actuellement), l’avant-projet de loi renvoyait à un décret la fixation d’un minimum pour la part de l’employeur, le projet de loi stipule que « L’employeur assure au minimum la moitié du financement de cette

couverture » ; ce qui entérine, par la loi, le 50/50.

Même chose pour le renvoi à un décret des modalités de la mise en concurrence des organismes pour l’attribution du marché. A cet égard, le compte rendu des débats sur ce point à l’Assemblée nationale le 9 avril montre bien que le texte entame peu la « liberté de choix » de l’organisme assureur par l’employeur : ainsi l’UDI se félicite de ce que « le Gouvernement a bien voulu apporter des précisions permettant de mieux faire valoir la liberté de l’employeur »

Article 2 : définition de la formation professionnelle

L’amendement consistant à ajouter à l’article L.6111-1 du code du travail, s’agissant de la formation professionnelle : « Elle constitue un élément déterminant de sécurisation des parcours professionnels et de la promotion des salariés. » est un amendement d’inspiration patronale : si vous ne trouvez pas de travail ou si vous n’obtenez pas de promotion, c’est votre faute… « jamais assez formés » est le leit-motif permettant à la fois de culpabiliser les salariés et de camoufler les responsables du chômage.

Article 2 : compte personnel de formation

L’amendement précisant que « le compte est alimenté : 1° Chaque année dans les conditions prévues pour le droit individuel à la formation aux articles L. 6323-1 à L. 6323-5 », à défaut d’une avancée, permettra peut-être d’éviter l’interprétation possible de l’ANI (120 h pour 42 ans au lieu de pour 6 ans)

Il reste qu’une nouvelle disposition, non prévue par l’ANI et par l’avant-projet de loi (« Avant le 1er janvier 2014, les organisations syndicales d’employeurs et de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel procèdent aux adaptations nécessaires des dispositions conventionnelles interprofessionnelles en vigueur et le Gouvernement présente un rapport au Parlement sur les modalités de fonctionnement du compte personnel de formation et sur les modalités de sa substitution au droit individuel à la formation mentionné aux articles L. 6323-1 à L. 6323-5 du code du travail »), indique bien qu’il va y avoir une substitution au DIF et que les responsables syndicaux CGT du secteur de la formation ont alerté sur les risques qu’une substitution soit le paravent d’une disparition. Cela les inquiétait notamment car ils soulignaient que le DIF n’était pas financé a priori et l’amendement indiquant que « l’Etat ou la région » pourront faire des « abondements complémentaires » semble aller dans ce sens du désengagement patronal.

Article 3 : mobilité volontaire sécurisée

Pour cette mobilité externe, l’amendement de l’UMP rejeté montre bien qu’il s’agit non d’un droit supplémentaire mais d’un moyen supplémentaire pour les employeurs de se débarrasser de salariés. L’UMP demandait quel serait l’employeur responsable de la rupture du contrat de travail (l’ancien ou le nouveau) au cas où l’ancien refuserait de réintégrer le salarié…A cet égard, la réécriture de l’ANI (le salarié retrouve une rémunération « qui ne peut être inférieure à celle de son emploi antérieur ») par le projet de loi (le salarié retrouve une rémunération « au moins équivalente ») n’est pas une avancée : plus encore que l’ANI, elle laisse la voie ouverte à une latitude de l’employeur sur les heures (complémentaires ou supplémentaires) ou sur les primes

Article 4 : consultation du comité d’entreprise

Le principe de délais de consultation fixés par accord avec le comité d’entreprise reste. Ajouter à l’article L.2323-3 que ce délai d’examen doit être « suffisant » (en enlevant cette disposition qui figure actuellement à l’article L.2323-4) n’ajoute rien, pas plus que la mention qu’ils ne peuvent être « inférieurs à 15 jours » (ce qui est bien le moins). Il est indiqué qu’en l’absence d’informations suffisantes, le comité peut saisir le juge des référés, mais celui-ci a 8 jours seulement pour répondre et le délai préfix prévu n’est pas modifié (« Cette saisine n’a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis. ») !

Article 4 : délai d’expertise

L’ANI, l’avant-projet de loi et maintenant le projet de loi instituent un délai fixe pour l’expertise, fixé par accord ou, à défaut, par décret. Le projet de loi a juste ajouté « raisonnable » pour ce délai…et il limite en plus le temps d’appréciation de l’expert puisqu’un décret va prévoir un délai (à l’intérieur du délai « raisonnable ») au-delà duquel il ne pourra plus demander « à l’employeur toutes les informations qu’il juge nécessaires à la réalisation de sa mission »

Article 4 : instance de coordination des CHSCT

Le nombre de représentants des CHSCT d’établissement à cette instance de coordination, non fixé par l’ANI, a été augmenté par rapport à l’avant-projet de loi, mais outre que cela concerne très peu d’entreprises, cela ne change rien à la question de la suppression de l’expertise pour chaque CHSCT.

A cette « simplification » pour l’employeur, l’avant-projet de loi avait ajouté la substitution de l’instance de coordination aux CHSCT pour plusieurs consultations obligatoires. Là aussi, on doit apprécier à sa juste valeur la pédagogie de la vaseline : alors que l’avant-projet de loi écrivait : « Cette consultation se substitue aux consultations prévues aux articles L. 4612-8, L. 4612-9, L.4612-10 et L. 4612-13. », le projet de loi stipule que l’instance de coordination « peut rendre un avis au titre des articles L. 4612-8, L. 4612-9, L. 4612-10 et L. 4612-13 »

D’autant que, tant sur le nombre que sur le fonctionnement, un nouvel article L.4616-5 du code du travail prévoit en outre qu’ « un accord d’entreprise peut prévoir des modalités particulières de composition et de fonctionnement de l’instance de coordination »

Article 5 : représentants des salariés dans les CA et Conseils de surveillance de très grandes entreprises

L’ANI et l’avant-projet de loi prévoyaient deux représentants pour les conseils dont le nombre de membres est supérieur à douze, et un dans les autres cas. Le projet de loi a ajouté « au moins » devant ces deux nombres…sans commentaire.

Par contre, un recul après une avancée au niveau de l’assemblée nationale : celle-ci avait, comme le proposait notre amendement, ajouté une protection en cas de licenciement, celle commune à tous les représentants du personnel (l’ancien article L.225-33 du code du commerce avait été réécrit en ce sens : « L’administrateur élu par les salariés ou désigné selon les modalités prévues à l’article L. 225-27-1 du présent code bénéficie de la protection contre le licenciement prévue à l’article L. 2411-1 du code du travail. »). Non seulement le Sénat et la CMP ont supprimé cette nouvelle protection mais ont également abrogé l’ancien article L. 225-33 qui soumettait le licenciement à la décision du conseil de prud’hommes (ancien L. 225-33 : « Sauf en cas de résiliation à l’initiative du salarié, la rupture du contrat de travail d’un administrateur élu par les salariés ne peut être prononcée que par le bureau de jugement du conseil des prud’hommes statuant en la forme des référés. »). Ces nouveaux représentants du personnel, qui ne pourront en vertu de l’ANI et de la loi, pas être délégués du personnel, membres du comité d’entreprise ou délégués syndicaux (interdiction reprise de l’article L.233-30 du code de commerce) n’auront donc aucune protection !

Article 6 : droits rechargeables à l’assurance-chômage

Rien de plus que l’ANI : la recharge peut n’être que partielle (ANI : « conserver le reliquat de tout ou partie de leurs droits » ; AN : « Les droits à l’allocation d’assurance non épuisés, issus de périodes antérieures d’indemnisation, sont pris en compte, en tout ou partie »), et tout est renvoyé aux négociations sur l’assurance-chômage.

Article 7 : taxation et détaxation des contrats

La seule modification introduite à l’Assemblée nationale était l’instauration d’une règle : « Les taux mentionnés au deuxième alinéa doivent être fixés de sorte que le produit des contributions ne soit pas diminué ». Cette règle trop floue, sans contrôles et sans conséquences, au point qu’on pouvait avancer qu’elle ne permettrait sans doute pas d’éviter que les employeurs soient globalement bénéficiaires, entre les contrats CDD taxés et les CDI détaxés, comme il résultait des premières projections du MEDEF, a dû cependant déplaire au MEDEF : retirée au Sénat et à la CMP. Pactole.

Article 8 : temps partiel

Positif, mais très limité en pratique, à l’article L.3123-16 du code du travail, il a été, sans l’expliciter, retiré une des façons de déroger par accord collectif au nombre et à la durée des interruptions d’activité. L’accord ne peut plus le prévoir « expressément », mais aux seules conditions antérieures (définition des amplitudes horaires et de leur répartition dans la journée de travail).

Pour le reste, les reculs de l’ANI, explicites ou implicites, sont confirmés.

Un des reculs que nous redoutions au vu de la rédaction de l’ANI, la possibilité (article L.3123-19 modifié) de remplacer la majoration de 25% au-delà du 1/10ème de la durée prévue au contrat par une majoration de 10% (même si cela est tempéré par l’obligation d’un accord « étendu ») : « Une convention ou un accord de branche étendu peut prévoir un taux de majoration différent, qui ne peut être inférieur à 10 %.

Un autre recul que nous redoutions est confirmé par le projet de loi :

les heures de « complément » par avenant au contrat de travail, pourront ne pas être majorées. Un amendement voté à l’Assemblée nationale et au Sénat prévoyait une majoration « d’au moins 25% » pour les seuls quatre derniers avenants (sur huit possibles par an). Mais, en CMP, il y a eu retour au texte de l’ANI (« taux de majoration éventuelle des heures incluses dans le « complément d’heures ») et de l’avant-projet de loi : « La convention ou l’accord : b) Peut prévoir la majoration salariale des heures effectuées dans le cadre de cet avenant »

Un autre recul, qui va au-delà de la date prévue par l’ANI (date de l’entrée en vigueur de l’ANI) , la possibilité pour l’employeur, jusqu’au 1er janvier 2016, de refuser à un salarié la durée minimale de 24 heures en invoquant un motif économique lié à son activité ( « jusqu’au 1er janvier 2016, sauf convention ou accord de branche conclu au titre de l’article L. 3123-14-3, la durée minimale prévue à l’article L. 3123-14-1 est applicable au salarié qui en fait la demande, sauf refus de l’employeur justifié par l’impossibilité d’y faire droit compte tenu de l’activité économique de l’entreprise »)

Article 10 : Mobilité interne

Une évolution intéressante du point de vue sémantique : avant la recodification du code du travail en 2007, les obligations de l’employeur étaient rédigées avec des verbes idoines (« devoir » faire, « être tenu de » faire…). La recodification a systématiquement supprimé ces verbes en se limitant à l’indicatif du verbe d’action (l’employeur « fait »…). Ici, pour la négociation sur la mobilité interne, le projet de loi écrit : « L’employeur peut engager une négociation… » alors que l’avant-projet de loi se contentait de « L’employeur engage une négociation… ».

D’où l’on peut tirer au moins une conclusion : l’aveu, involontaire, que cette négociation est une mauvaise chose.

Les « avancées », entendues ici et là dans les médias, sur la prise en compte dans l’accord de la situation personnelle et familiale étaient déjà incluses dans l’ANI et l’avant-projet de loi ; elle est juste mentionnée deux fois au lieu d’une.

L’avancée réelle (le refus de mobilité entraine un licenciement pour motif économique et non plus pour motif personnel) mais limitée (le licenciement reste individuel même si plusieurs salariés sont concernés) était déjà dans le texte proposé à l’Assemblée nationale.

Article 12 : Accords de « maintien dans l’emploi »

La aussi, de la « pédagogie » : est-ce une avancée que de prévoir dans l’accord « les conditions dans lesquelles fournissent des efforts proportionnés à ceux demandés aux autres salariés » les dirigeants salariés et les actionnaires, étant précisé en outre que pour ces derniers, ces « efforts » doivent se faire « dans le respect des compétences des organes d’administration et de surveillance » ?

L’amendement instituant une « clause pénale » n’est pas une avancée car elle était incluse dans l’annexe à l’ANI.

D’autre part, cette clause pénale est en fait la clause civile de l’article 1226 du code civil (« La clause pénale est celle par laquelle une personne, pour assurer l’exécution d’une convention, s’engage à quelque chose en cas d’inexécution. »), est sans grande portée car c’est l’employeur qui en fixera « le montant et les modalités d’exécution » dans l’accord que les organisations syndicales ou les salariés mandatés seront contraints de signer par chantage à l’emploi. Et cette prétendue « avancée » est en fait un recul car, en échange de ce montant, l’employeur pourra ne pas maintenir l’emploi ! lorsque l’employeur n’a pas respecté ses engagements, notamment ceux de maintien de l’emploi… »)

Article 13 : licenciements collectifs pour motif économique

L’avant-projet de loi avait fixé à 8 jours le délai de validation par le Direccte de l’accord collectif ; le projet de loi le fixe à 15 jours, cela ne change rien quant à l’insuffisance de temps pour l’administration de contrôler cet accord.

Et, nouveau recul, en adoptant la même règle que pour l’homologation du document unilatéral de l’employeur dans l’ANI, le projet de loi a ajouté une validation tacite de l’accord là où l’ANI ne disait rien.

Article 15 : critères pour l’ordre des licenciements

Encore de la pédagogie pour camoufler l’inacceptable. L’ANI disait : « L’employeur est fondé, pour fixer l’ordre des licenciements, à privilégier la compétence professionnelle sous réserve de tenir également compte des autres critères fixés par la loi ». L’avant-projet de loi disait : « L’employeur peut privilégier un de ces critères, en particulier celui des qualités

professionnelles, à condition de tenir compte de l’ensemble des autres critères prévus par le

présent article ». Et le projet de loi : « L’employeur peut privilégier un de ces critères, à condition de tenir compte de l’ensemble des autres critères prévus au présent article ».

Cacher ce critère que l’on ne saurait voir, mais que l’employeur pourra utiliser désormais en toute légalité et de façon « privilégiée ».

RESTE INCHANGEES par rapport à l’ANI (à titre d’exemple) :

- La création d’un « conseil en évolution professionnelle », mis en œuvre « au niveau local », dans le « cadre » du « service public de l’orientation », nouveau fromage pour les sous-traitants du service public et fossoyeurs des CIO. (article 2)

- La rupture considérée comme une démission en cas de non retour du salarié dans l’entreprise suite à la mobilité externe « sécurisée » (article 3)

- les dispositions régressives sur les prud’hommes (article 16)

- les dispositions régressives sur les délais de mise en place des IRP (article 17)

- les dispositions régressives sur le CDII (article 18)

 

merci au gros travail de Richard Abauzit

5 Commentaires

  1. Posted 11 mai 2013 at 22:15 | Permalien

    aussi de Richard Abauzit
    La réécriture de la partie législative du code du travail, hors de tout
    contrôle démocratique
    http://urlc.fr/Mrf8mS

  2. PRAS Yves
    Posted 12 mai 2013 at 5:50 | Permalien

    OK Très bien. D’accord, plus que d’accord… Et après ça, on dit que la première année de Hollande a été positive, qu’il faut continuer à agir dans le PS…. Mais réagissons plutôt…. Préparons un 36, un 45, un 68 ou un 1871….. Sortons de la contradiction…..

  3. Posted 12 mai 2013 at 9:17 | Permalien

    Les syndicats qui ont signé L’ANI, savent très bien comment le patronat va traduire celui-ci afin que le salarié l’ »a » dans le cul.

    Alors je dis, honte à ses syndicats et je n’entends pas assez les non signataires dénoncer leurs camarades signataires bande de faux culs.

    Reste, que les salariés et leurs syndicats de terrain qui eux font du boulot prennent le contrôle de leur vie au travail et là, seulement là, les syndicats PARISIENS prendront peur comme toujours…

  4. Gilbert Duroux
    Posted 12 mai 2013 at 19:13 | Permalien

    Bilan d’un an de gouvernement au service de la finance, par Emmanuel Todd, dans Marianne.

    Extrait :
    Marianne : Lorsque nous nous sommes vus, il y a six mois, vous évoquiez encore l’hypothèse qu’au bout de son quinquennat François Hollande puisse avoir mué en une sorte de géant à la Roosevelt… Aujourd’hui, un an presque jour pour jour après son élection, considérez-vous qu’il a d’ores et déjà échoué ?

    Emmanuel Todd : On n’a pas besoin de moi pour le savoir. Hollande a eu sa chance, peut-être en aura-t-il une deuxième. J’aime assez la notion américaine d’une « deuxième chance ».Pour la première, c’est réglé. Je peux vous dire ce qui m’a fait accepter l’évidence.

    D’abord, l’incapacité à imposer la taxation à 75 %. Un président de la République française a l’arme du référendum, mais il s’est couché. Deuxième chose : la réforme du marché du travail qui place Hollande à la droite de Sarkozy. Troisième chose : la réforme bancaire a été vidée de son contenu. Quelques modifications cosmétiques sont en cours, mais, en gros et en pratique, l’Etat va rester garant de la spéculation des quatre grandes banques systémiques françaises.

    Vient l’affaire Cahuzac. J’ai d’abord trouvé cette histoire idéologiquement géniale. Le garant de l’austérité budgétaire est donc un pourri : une ruse de l’histoire pour mettre à nu le système ! Si on réfléchit, en effet, ses alter ego européens ont également des liens troubles avec le système bancaire. L’Italien Mario Monti, qu’on a essayé de nous vendre comme un père la vertu, était par exemple en liaison avec Goldman Sachs. Cahuzac n’était pas un atome solitaire de corruption, mais une pièce dans un système.

    Et quelle est, selon vous, la nature de ce système ?

    E.T. : Cahuzac nous révèle ce qu’est la dette publique. Le prêt aux Etats est une sécurisation de l’argent des riches, Karl Marx l’avait vu. La dette des Etats est une invention de la finance privée ! L’austérité, le « rétablir les comptes publics », c’est maintenir l’Etat en situation de servir les intérêts et d’incapacité à faire la seule chose qu’il devra faire un jour, inévitablement : le défaut sur la dette. Refuser de payer.

    Je suis ici aux antipodes de l’idéologie dominante, dans l’impensable d’une époque dont l’argent est la religion et la divinité, l’euro. Pourtant, l’arrêt des économies développées est bien dû à l’accumulation d’argent inutile en haut de la structure sociale. Pour relancer la machine et refonder la démocratie, il faudra remettre les compteurs à zéro. Partiellement seulement, je ne suis pas un révolutionnaire.

    Qu’un type comme Cahuzac se fasse prendre, ça fait donc avancer le schmilblick. Ensuite, j’ai continué à réfléchir. Je suis le contraire d’un fin psychologue, mais même moi j’aurais anticipé qu’un médecin préférant l’implant capillaire à la guérison des gens était un amoureux de l’argent. Hollande l’a choisi. C’est une faute morale. Ce choix suggère chez le président une insuffisance de l’instinct de moralité. Quand j’ai appris que le trésorier de sa campagne, Jean-Jacques Augier, avait un compte aux Caïmans, alors qu’au même moment Hollande faisait son discours antiriches du Bourget, j’ai craqué…

    A cet égard, la réponse affolée du gouvernement demandant une publication du patrimoine des élus vous a-t-elle semblé pertinente par rapport à la crise ouverte par la fraude et le mensonge de l’ancien ministre du Budget ?

    E.T. : C’est le pire, cette tentative d’enfumage sur la transparence. Là, Hollande devient une menace. Cahuzac, qu’il avait lui-même nommé, se fait prendre, et que fait-il ? Il désigne l’ensemble de la classe politique comme suspecte ! C’est un acte antidémocratique majeur.

    Nous avons certes échappé à l’ambiance fétide du sarkozysme, antimusulman, antiétrangers, antiroms. La priorité, il y a un an, c’était de faire dégager Sarkozy. C’est pour ça que je ne m’excuserai jamais d’avoir soutenu Hollande ! Mais ce qu’il y a de magique avec les socialistes, c’est que, en arrêtant de désigner des boucs émissaires, stratégie de diversion spécifique du sarkozysme, Hollande et le PS se sont retrouvés à poil.

    Ils nous laissent voir les rapports de force réels, entre l’Etat et la banque notamment. Je pense à ce sketch du Café de la Gare : une scène plongée dans le noir, un projecteur s’allume, un mec apparaît éclairé au centre, tout nu. C’est ce qui vient d’arriver à Hollande.

    Au début de son quinquennat, le bouc émissaire, c’était les riches, et l’ennemi pointé du doigt, la finance. La presse de droite joue d’ailleurs, aujourd’hui encore, sur cette hantise du matraquage fiscal. Le vote de la taxation sur les transactions financières, par exemple, c’est du bluff complet à vos yeux ?

    E.T. : Les riches ne sont pas un bouc émissaire, ils sont le problème ! [Rires] L’échec de la réforme des banques a été bien analysé par des économistes comme Gaël Giraud. Ce tournant me mène à la conclusion qu’existe au PS une véritable « tendance bancaire »,s’opposant non seulement à la gauche du parti, mais aussi à une majorité de parlementaires implantés dans les régions.

    La réforme a été neutralisée par la toute fraîche députée PS Karine Berger, qui, je cite Wikipédia, avait auparavant travaillé pour Euler Hermes, filiale du groupe allemand Allianz, aidée par son associée, Valérie Rabault, venue, elle, de la Société générale et de BNP Paribas. Ensemble, elles ont signé un livre au titre visionnaire : Les Trente Glorieuses sont devant nous.

    On pourrait aussi citer des gens comme Emmanuel Macron, jeune secrétaire général adjoint de l’Elysée, venu de la banque Rothschild. Le passé de ces personnes, et sans doute leur avenir, à partir de 2017, quand il n’y aura plus qu’une poignée de députés PS à l’Assemblée, sont dans le système bancaire. L’opération « mains propres » est donc un scandale.

    Devons-nous savoir combien de Mobylette possède la ministre de la Jeunesse et des Sports ? Ce qui serait décisif, ce serait d’avoir l’organigramme des interactions entre les banques et l’Inspection des finances ou la Cour des comptes. En termes de science politique, le pouvoir réside dans ces liens entre la haute finance d’Etat et la haute finance privée.

    Partant de cette question, on peut dérouler l’histoire du « néolibéralisme » à la française depuis les années 80. Le pouvoir financier, détenu à l’origine par des hauts fonctionnaires gaullistes, honnêtes et patriotes, est passé dans le secteur privé. La seule chose qui ait été conservée, c’est le caractère hyperconcentré du système.

    Un peu sur le modèle de ce qui s’est passé avec les oligarques dans les années 90 en Russie, après la chute du Mur…

    E.T. : Bien sûr. L’Etat était tout en Russie et, après la fin de l’URSS, les mêmes personnes sont restées aux commandes de ce qui a été privatisé. L’incarnation totémique du système français, c’est Michel Pébereau, devenu le parrain de ce petit monde. Je cite là encore sa fiche Wikipédia : « Michel Pébereau quitte l’administration pour rejoindre le Crédit commercial de France en 1982. Il mène à bien la privatisation de deux banques dont il sera le PDG : le Crédit commercial de France, de 1986 à 1993, puis la Banque nationale de Paris (1993), devenue BNP Paribas en 2000, qu’il préside de 1993 à 2003. »

    Quant aux jeunes qui sortent le mieux classés de l’ENA – non pas les meilleurs, mais les plus aptes, moralement et socialement, à fayoter -, on les retrouve à l’Inspection des finances, à la Cour des comptes, puis dans les cabinets ministériels, et bien sûr au ministère des Finances. Les ministres importants n’ont pas la liberté de choisir leur directeur de cabinet et vivent sous leur surveillance.

    Ces jeunes gens, leur avenir est dans le privé. Ils payent donc d’avance ! Ils enterrent la réforme des banques. Ils passeront dans ces banques et les grandes boîtes privées, cooptés par leurs parrains. C’est de transparence sur cette mécanique dont nous avons besoin. La vérité aujourd’hui révélée – le hollandisme, par ses bourdes, reste révolutionnaire ! -, c’est que les banques contrôlent l’appareil d’Etat.

    http://www.marianne.net/Goodbye-Hollande%C2%A0_a228622.html

  5. Posted 12 mai 2013 at 20:58 | Permalien

    et pourtant il était enthousiaste à l’arrivée d’un gouvernement ps.

    et aprés cahuzac, que dire de pierre moscovici vice président du
    cercle de l’industrie jusqu’en 2012, lobby réunissant les PDG des
    principaux groupes industriels français.
    http://urlc.fr/vMCsBd

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