« Hitléro-trotskyste »

Le mathématicien Michel Broué (par ailleurs président des Amis de Mediapart), l’enseignant Vincent Présumey et l’historien Benjamin Stora ont, tous trois, traversé l’histoire du trotskysme français, à des périodes et dans des circonstances variées. Dans cette mise au point, ils répondent à un texte du psychanalyste Jacques-Alain Miller, « Le bal des lepénotrotskistes », dont ils estiment qu’il recycle les pires calomnies staliniennes.

Lors de la récente élection présidentielle française, on a parfois mentionné Léon Trotsky et ses mises en gardes prémonitoires et pressantes contre la montée du nazisme. Il disait ce qu’était concrètement le fascisme (« s’il arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines »), mais aussi, dès 1938, il sonnait l’alarme, en des termes qui furent peu entendus, contre la terrible spécificité du nazisme : « Le nombre de pays qui expulsent les Juifs ne cesse de croître. Le nombre de pays capables de les accueillir diminue. En même temps la lutte ne fait que s’exacerber. Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des Juifs. (…) Le temps presse. Un jour, aujourd’hui, équivaut à un mois ou même à une année. Ce que tu fais, fais le vite ! »

En ces années-là, il était décidément « Minuit dans le siècle », comme l’écrivait Victor Serge. Car on sait aujourd’hui ce que fut, en parallèle des régimes fascistes, le stalinisme, ses avatars, ses agents, ses goulags, ses assassinats, ses mensonges, ses travestissements. Le stalinisme, dont certains disent qu’il fut au magnifique idéal socialiste ce que fut l’inquisition aux évangiles. Le stalinisme, dont la politique porte une lourde responsabilité dans l’accession au pouvoir des nazis. Dès le milieu des années trente, afin de déconsidérer son opposant le plus célèbre (Trotsky), le régime stalinien et ses relais dans le monde entier entreprennent d’imposer ce qu’on appellerait aujourd’hui des « éléments de langage » proprement ahurissants : L’Humanité ne parle désormais plus que des « hitléro-trotskystes ». L’apothéose est atteinte, à partir de 1936, avec les procès de Moscou où le procureur Vychinski parle des « bandits trotskystes, vulgaires mouchards et espions », et affirme que « le trotskysme contre-révolutionnaire est devenu depuis longtemps déjà le pire détachement d’avant-garde du fascisme international, converti en une des succursales des SS et de la Gestapo ». Il a fallu beaucoup de morts, de meurtres, et aussi d’enquêtes, de livres, de films (on songe à « L’Aveu » de Costa-Gavras), de congrès de partis communistes, une perestroïka et des murs qui tombent, pour que ces ignominies soient d’abord reconnues comme telles, puis presque oubliées aujourd’hui.

D’autant plus grande est notre surprise — et, pour être clairs, notre dégoût —, de voir réapparaitre ces horreurs, il y a quelques jours, dans une revue bon chic bon genre, La Règle du Jeu, sous l’intitulé Le bal des lepénotrotskistes et sous la plume de Jacques-Alain Miller (*). Cet article semble se prononcer en faveur d’un vote Macron pour faire barrage au Front National — ce qui fut, publiquement et clairement, notre position. Mais les déformations de sources y sont si nombreuses et les erreurs factuelles si grossières et si stupéfiantes que son honnêteté intellectuelle s’en trouve spectaculairement remise en cause.

La thèse centrale de ce texte de Jacques-Alain Miller peut être résumée comme suit.

1) C’est parce qu’il a été formé au « lepéno-trotskysme » que Jean-Luc Mélenchon n’a pas appelé à voter Macron au lendemain de premier tour. Or le « lepéno-trotskysme » est la résurgence contemporaine (donc sous forme de farce) de l’« hitléro-trotskysme », logiciel formateur de Pierre Lambert, le maitre de Mélenchon. Noter que, selon le même texte, « l’hitlérien Lambert » (sic) a aussi manipulé une autre « marionnette » (sic) que Mélenchon : Lionel Jospin.

2) « Le Parti communiste avait forgé l’expression de hitléro-trotskystes pour désigner les militants de la mouvance trotskyste ayant nui à la Résistance et collaboré avec l’Occupant et les nazis français. Pierre Lambert fut au nombre de ces hitléro-trotskystes stigmatisés par le Parti. »

3) Pierre Lambert fut adhérent au mouvement collaborationniste de Marcel Déat, le Rassemblement national populaire, de 1941 à (au moins) 1944.

4) Les hitléro-trotskystes eurent à subir les rigueurs de l’épuration, suivies d’un long discrédit dans les partis de gauche. Ils se cachaient à juste titre car ils étaient honnis, car ils étaient les damnés de la gauche.

Bon… Reprenons calmement ces « thèses» (sic).

Nous avons déjà mentionné l’apparition du qualificatif d’hitléro-trotskyste dès 1935, sans rapport aucun avec Déat (qui était encore considéré comme un homme de gauche), mais en rapport direct avec la volonté farouche et concrètement assassine de Staline d’en finir avec toute opposition. Le terme n’a donc pas été « forgé par le Parti (**) pour désigner etc…» (voir point 2 ci-dessus).

Ajoutons que le qualificatif « hitléro-trotskyste » a été utilisé pendant la guerre d’Espagne contre les militants du POUM, torturés et assassinés par les staliniens ;  en Algérie, les partisans de Messali Hadj (longtemps lié à Lambert) ont eux aussi été traités d’hitléro-trotskystes pour justifier les massacres de Sétif et Guelma en mai 1945.

Pierre Lambert a commencé à militer en 1934 (et non en 1940), d’abord aux Jeunesses communistes, dont il est bientôt exclu pour « trotskysme » alors qu’il ne l’est pas encore, puis dans la Gauche révolutionnaire de la SFIO avec Marceau Pivert à partir de 1935. Il rejoint les trotskystes au plus tard en 1938 (et non en 1941). Ce sont les dirigeants staliniens de la CGT, en accord avec la politique de Staline, qui ont demandé à leurs militants de faire de l’entrisme dans les syndicats « officiels » mis en place par Pétain et Déat : ils avaient ordre de ne pas combattre le nazisme à la suite du pacte germano-soviétique. Jusqu’en juin 1941, date de l’invasion de l’URSS, les staliniens soutenaient le pacte Hitler-Staline, que les trotskystes combattaient. Bien des militants socialistes ou communistes furent membres des syndicats officiels, issus des anciennes fédérations de la CGT que le régime pétainiste voulait incorporer à la Charte du travail. Pierre Lambert, alors clandestin, n’a jamais fait partie du RNP. Jamais, ni directement, ni indirectement (il fut en fait, dans son groupe politique, opposé à la position majoritaire qui supposait que l’ordre du pacte germano-soviétique pourrait durer très longtemps et qu’il faudrait dans cette sombre perspective envoyer des militants dans les deux partis susceptibles d’exister légalement ou semi-légalement dans ce cadre: le RNP… et le PCF).

Face à l’occupation nazie, fidèles à leur idéal internationaliste, les trotskystes se posent d’emblée le problème de la fraternisation avec les soldats allemands (« Il faut gagner l’Armée allemande à la lutte contre l’hitlérisme; derrière un soldat il y a un prolétaire »). Le premier numéro du journal en allemand destiné à ce travail sort en juillet 1943. Presque entièrement rédigé par Widelin, un militant trotskyste allemand abattu par la Gestapo en juillet 1944 après 4 ans de traque, Arbeiter und Soldat est publié jusqu’à cette date. Il permet par exemple de regrouper à Brest une quinzaine de soldats allemands, à l’origine eux-mêmes d’une feuille ronéotypée, Zeitung für Soldat und Arbeiter im Westen. Cette entreprise héroïque, sans aucun doute vouée à l’échec étant donné le rapport des forces, se termine dans le drame : en octobre 1943 le groupe de Brest est arrêté, le principal protagoniste de ce travail, Robert Cruau, jeune postier originaire de Nantes, meurt sous la torture, des soldats allemands sont suppliciés et fusillés. Les nazis remontent jusqu’à la direction nationale de l’organisation. Sont arrêtés le dirigeant Marcel Hic, qui meurt en déportation, David Rousset (qui fut son compagnon de déportation et lui a dédié son ouvrage, L’Univers concentrationnaire), et une centaine d’autres militants, dont le mathématicien Gérard Bloch (compagnon ensuite de Pierre Lambert jusqu’à sa mort en 1987). Laurent Schwartz qui était en contact avec Bloch évite miraculeusement l’arrestation. André Essel échappe aussi de justesse aux gendarmes venus l’arrêter.

Si les trotskystes ne peuvent donc être assimilés à la Résistance « traditionnelle », ils n’en ont pas moins été, dans la limite de leurs forces, de farouches adversaires du nazisme et de la guerre, payant cet engagement par de nombreuses arrestations, exécutions et déportations.

Les militants ouvriers victimes de la terreur nazie ne furent pas tous des membres du PCF. Ainsi Marc Bourhis et Pierre Guéguin : le premier militant trotskyste dès 1933 dans le Finistère, le second maire communiste de Concarneau en rupture de parti après la signature du pacte germano-soviétique, font partie des 27 otages fusillés par les nazis dans la carrière de Châteaubriant le 22 octobre 1941.

Les leçons de l’attitude des trotskystes pendant la guerre ont été analysées. Il y a en effet beaucoup à dire sur leur surdité à entendre ce que Trotsky lui-même avait essayé de leur transmettre avant son assassinat : « nous devrions défendre nos villes, nos villages, nos églises, toute notre vie intellectuelle, ouvrière et paysanne, contre la barbarie nazie » — en d’autres termes, il n’y avait pas identité entre les « démocraties impérialistes » et la sauvagerie nazie, et Trotsky défendait  l’idée que la guerre mondiale à venir, prolongement de la première, serait néanmoins bien différente et soulèverait la nécessité d’une lutte prolétarienne armée contre les envahisseurs fascistes. Ils n’ont guère entendu non plus ses appels pressants au sujet du sort des Juifs — mais en cela, les trotskystes ne sont certes pas les seuls. Il a fallu attendre des années pour que l’horreur de l’holocauste soit formulée, vue, reconnue. Comme l’écrit Pierre Laborie dans L’Opinion française sous Vichy« L’énormité et l’horreur des faits entraient difficilement dans ce que les esprits étaient intellectuellement capables et pouvaient moralement accepter de concevoir ». Quoiqu’il en soit, ce n’est certes pas à partir des trucages et des mensonges aussi énormes que ceux de Jacques-Alain Miller que cette analyse peut être ne fut-ce qu’évoquée.

Les staliniens ont aussi pourchassé les trotskystes dans la résistance, comme ils l’avaient fait auparavant en Espagne contre les membre du POUM, les anarchistes et les socialistes de gauche (« caballeristes »). Ainsi Pietro Tresso, dit Blasco, fondateur du PC italien, représentant de la Quatrième Internationale au sein de la section française : assassiné avec trois de ses compagnons, Abram Sadek, Pierre Salini et Jean Reboul, et très probablement le jeune communiste Paul Maraval qui « discutait » trop avec eux, en octobre 1943, sur ordre des dirigeants staliniens après avoir été libéré par le maquis de la prison du Puy avec d’autres prisonniers politiques.

Les trotskystes n’eurent nullement à subir les rigueur de l’épuration. Ils n’étaient pas « honnis ». Mais, du piolet de Ramon Mercader (***) aux dizaines de milliers d’assassinats en URSS et ailleurs, ils furent salis, diffamés, menacés, assassinés, par l’appareil international de Staline.

Jacques-Alain Miller n’assassine pas, aujourd’hui ; mais il diffame, très salement.

Nous voulons terminer par un texte dont la hauteur morale redonne à l’inverse, un peu d’oxygène, et ouvre l’avenir. Il s’agit d’extraits des Mémoires de Laurent Schwartz, « Un mathématicien aux prises avec le siècle » :

« Sur le plan des principes, cette action [celle des trotskystes pendant la guerre] était grandiose. Il est bon qu’elle ait été tentée et qu’on ait vu qu’elle était possible. Si un nombre plus grand s’était attaché au même but, un certain succès eût été possible. Il ne l’était pas avec si peu de militants. Le parti trotskiste fut saigné par la guerre. Notre propagande était essentiellement antinazie et jamais antiallemande. Nous étions totalement internationalistes, comme nous l’avions toujours été auparavant et comme nous le sommes restés ensuite. Je l’étais moi-même devenu en entrant dans le parti trotskiste et pour toujours. C’était si vrai qu’en parlant de la France je n’employais jamais les mots patrie, patriote, patriotisme. Ma patrie était l’humanité. Plus tard, auprès des Indochinois et des Algériens, j’eus l’occasion de m’engager dans des combats anticolonialistes conformes à cet idéal. De ce point de vue, nous étions certainement très en avance sur notre temps.

[•••]

Il faut se garder de croire que la solidarité avec des soldats allemands était invraisemblable. Les soldats allemands n’étaient pas tous des fanatiques, ni tous prêts à une guerre d’extermination. [•••] On peut ajouter qu’avec un parti communiste qui serait resté internationaliste les résultats d’une action de fraternisation auraient pu être extraordinaires. Il prit précisément le parti opposé : tuer des Allemands, souvent sans discernement. Je me rappelle encore une réunion publique du parti communiste de Grenoble, après la fin de la guerre, où l’un des responsables s’exprimait ainsi : « Nous avons adopté le principe, avec tous nos militants, de “tuer du boche – le plus possible, tuer du boche”. » C’est l’inverse de ce que nous avons fait. Je pense que nous devons le rappeler le plus souvent possible. C’était une voie qui montrait l’avenir. »

Michel Broué, mathématicien
Vincent Présumey, professeur d’histoire
Benjamin Stora, historien

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(*) Il semble que Jacques-Alain Miller considère son nom comme indissociable de l’apposition « gendre de Jacques Lacan »; soit. On croit aussi deviner qu’il serait bon d’ajouter qu’il est un ancien élève de l’École normale supérieure ; ou, encore mieux, de le qualifier d’« archicube » — mot du jargon des anciens de la rue d’Ulm pour s’auto-désigner. Bon, c’est fait. Mais la mousse, même abondante, ne suffit pas toujours à cacher la laideur morale.

(**) Ah oui, « le Parti ». Il fut membre « du » Parti (il n’y avait en effet qu’un seul parti, bien sûr, en URSS et dans d’autres pays…), puis laudateur du petit livre rouge : l’archicube gendre de Jacques Lacan a quelque peine à se défaire de ses références primaires.

(***) Jacques-Alain Miller devrait tout de même lire, par exemple, L’Homme qui aimait les chiens, de Leonardo Padura.

 

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