Alain Supiot : ma rage et ma co­lère de­vant le drame que nous vi­vons

nous l’avons dit mille fois depuis plus de trente ans mais c’est alain supiot :

 

Lettre ouverte aux forces de gauche et progressistes

« Seul le choc avec le réel peut ré­veiller d’un som­meil dog­ma­tique »,a ré­cem­ment dé­claré Alain Su­piot, pro­fes­seur au Col­lège de France, dans un en­tre­tien ac­cordé au jour­na­lAl­ter­na­tives éco­no­miques.

Ce som­meil dog­ma­tique, nous le su­bis­sons de­puis plus de qua­rante ans. C’est celui qu’on nomme le néo­li­bé­ra­lisme. Il do­mine l’en­semble de la pen­sée des gou­ver­nants et, mal­heu­reu­se­ment, d’une ma­jo­rité des gou­ver­nés (sinon nous n’en se­rions pas là). Il peut se dé­fi­nir par une foi en un ordre spon­tané du mar­ché qui doit tout régir à l’échelle du globe, le droit et l’État étant eux-mêmes sous l’em­prise de cette loi du mar­ché et de ses cal­culs d’uti­lité éco­no­mique, dé­ter­mi­nant ce que doit être la vie des po­pu­la­tions.

C’est la dé­fi­ni­tion éla­bo­rée par son pen­seur Frie­drich Hayek (la Route de la ser­vi­tude,1944) et qui a com­mencé à se mettre en œuvre po­li­ti­que­ment avec Rea­gan et That­cher à par­tir des an­nées 1980 jus­qu’à nos jours. Contrai­re­ment à ce qu’avait pré­dit ce théo­ri­cien éco­no­miste, les in­éga­li­tés et in­jus­tices so­ciales ne cessent de gran­dir, en­traî­nant leur cor­tège de vio­lences, ter­ro­rismes et guerres.

Cette crise sa­ni­taire mon­diale, comme au­rait dû l’être celle fi­nan­cière de 2008, doit être une op­por­tu­nité pour sor­tir de ce som­meil dog­ma­tique. Bien sûr, nous pou­vons en­core rire jaune du dis­cours du pré­sident dé­cou­vrant l’im­por­tance de l’État, des ser­vices pu­blics et de la Sé­cu­rité so­ciale. En 2008, Ni­co­las Sar­kozy avait éga­le­ment dé­claré qu’on ne pou­vait pas conti­nuer à avoir des ac­tion­naires qui touchent 15 % de di­vi­dendes sup­plé­men­taires par an quand dans le même temps le PIB ne pro­gres­sait que de 1 %.

Pour l’un comme pour l’autre, les actes contre­disent et contre­di­ront leurs dis­cours. Les or­don­nances que le gou­ver­ne­ment vient de prendre contre le droit du tra­vail en sont la pre­mière illus­tra­tion.

Ma rage et ma co­lère de­vant le drame que nous vi­vons et qui touche bien sûr en pre­mier les plus fra­giles m’amènent à me poser la seule ques­tion qui compte, celle que pose Tho­mas Pi­ketty dans son der­nier livre : il ne suf­fit pas de cri­ti­quer le néo­li­bé­ra­lisme, il faut pou­voir pro­po­ser autre chose. Sans cet élan in­tel­lec­tuel et po­li­tique afin de pen­ser et d’agir pour la construc­tion d’un autre monde, les re­plis iden­ti­taires et autres po­pu­lismes que je nomme fas­cismes ont de beaux jours de­vant eux.

Il est urgent, au sor­tir de cette crise, que les forces de gauche et pro­gres­sistes, les pen­seurs et les in­tel­lec­tuels se ras­semblent, pas seule­ment en France mais aussi in­ter­na­tio­na­le­ment pour dé­fi­nir des axes de ré­flexion et d’ac­tion pour la construc­tion d’une mon­dia­li­sa­tion autre que la glo­ba­li­sa­tion néo­li­bé­rale.

Pour le simple ci­toyen du monde que je suis, cette construc­tion doit pou­voir se faire au­tour du texte que viennent de si­gner 18 as­so­cia­tions et syn­di­cats.

Je me per­mets d’y ad­joindre des ré­flexions com­plé­men­taires ou si­mi­laires :

- Une autre concep­tion de la pro­priété des en­tre­prises per­met­tant un par­tage des pou­voirs et des biens avec les sa­la­riés, en fonc­tion des an­nées tra­vaillées, comme le sug­gère Em­ma­nuel Do­ckès dans­Voyage en Mi­sar­chie.

- La trans­for­ma­tion du tra­vail (et pas de l’em­ploi) en lui don­nant un nou­veau sta­tut, car la lutte éco­lo­gique ne peut se conten­ter d’une consom­ma­tion dif­fé­rente, il faut aussi une pro­duc­tion de biens et de ser­vices dif­fé­rente. De même, le dé­ve­lop­pe­ment du nu­mé­rique doit li­bé­rer le tra­vail pour le rendre épa­nouis­sant, au lieu de pro­gram­mer l’Homme tel un or­di­na­teur comme cela se fait au­jour­d’hui. Cela im­plique de ga­gner pour tous la ci­toyen­neté au tra­vail comme dans la cité.

Il s’agit aussi de ne plus pen­ser l’Homme et la na­ture comme des res­sources à ex­ploi­ter in­dé­fi­ni­ment par une mise en concur­rence pla­né­taire mor­ti­fère. Pour cela, il faut des ins­ti­tu­tions in­ter­na­tio­nales dignes de cette construc­tion ; pour­quoi, par exemple, ne pas agir pour que l’OIT (Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du tra­vail) ait plus de pou­voir que l’OMC (l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce), que le FMI (Fonds mo­né­taire in­ter­na­tio­nal), ou que les banques cen­trales ?

Enfin, don­ner la prio­rité par­tout à la santé, l’édu­ca­tion, et re­va­lo­ri­ser les mé­tiers es­sen­tiels à une vie en­semble. Je conti­nue à pen­ser qu’une aide-soi­gnante, une in­fir­mière ou une ins­ti­tu­trice (comme par ha­sard ce sont ma­jo­ri­tai­re­ment des mé­tiers fé­mi­nins) doivent être mieux payées qu’un tra­der.

Au sor­tir de cette grave crise mon­diale (le virus n’a pas plus de fron­tières que le nuage de Tcher­no­byl), il faut re­don­ner es­poir en un monde nou­veau à construire, ce qui im­plique de ne plus pen­ser et agir, et s’or­ga­ni­ser comme avant.

Chaque ci­toyen du monde a un rôle dé­ter­mi­nant à jouer, mais les forces pro­gres­sistes, les pen­seurs et in­tel­lec­tuels doivent se ras­sem­bler pour l’im­pul­ser en France et dans le monde. C’est l’ob­jet de cette lettre ou­verte afin que ma rage et ma co­lère se trans­forment en ac­tion et en es­pé­rance.

Comme dans les ma­ni­fes­ta­tions uni­taires de 2008, re­pre­nons le slo­gan : « Ne lais­sons pas les af­faires du monde aux seules mains du monde des af­faires. »

    alain supiot

 

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