La « relance » Macron Castex Lemaire

 

Macron qui avait hésité à confiner en mars, puis pris à la gorge, opté pour un confinement total, n’a, depuis, mis en œuvre aucun plan d’urgence pour l’hôpital, et ne veut plus, à tout prix,  qu’éviter un autre confinement.

« Lejour d’après ne sera pas un retour au jour d‘avant » :  le « quoi qu’il en coûte » de Macron, le 10 mars s’appliquait à « sauver la santé », le coûte que coûte aujourd’hui s’applique à « sauver l’économie » capitaliste.

Bruno Lemaire avoue dorénavant que le gouvernement met « au même niveau l’urgence économique et l’urgence sanitaire » Ca suit le discours d’investiture de Jean Castex qui avait affirmé carrément qu’il donnerait « la priorité à la police ».

Pendant la crise, Emmanuel Macron clamait son intention de réhabiliter l’État providence et « le marché ne peut pas tout ». Ler jour d’apès, il profite du Covid pour aller encore plus loin dans sa politique que le jour d’avant!

 

Argent magique masqué

 

La grande presse rend illisible les annonces multiples et à tiroirs du plan de « relance » de Macron-Castex-Lemaire. De l’argent magique hier, introuvable, surgit à la pelle. Mais on ne nous explique pas d’où il vient, où il va, ni comment il est vraiment utilisé, ni s’il sera remboursé, quand, comment et à qui.

Tantôt on nous parle d’un total de 500 milliards, soit de l’équivalent d’un budget bis.

Tantôt de 100 milliards entièrement dédiés aux investissements des chefs d’entreprise et à l’emploi, étalés tantôt sur la fin de l’année 2020, tantôt en 2021 et même jusqu’en 2025.

 

Selon Macron : « Pour surmonter le confinement, il a fallu indemniser les salariés qui ne pouvaient plus travailler, accompagner les entreprises qui ont dû fermer, soutenir les secteurs qui, comme l’aéronautique, l’automobile, le tourisme, l’hôtellerie- restauration, ou la culture ont le plus souffert. De l’avis de tous les observateurs, la réponse française – 470 milliards d’euros mobilisés, l’une des plus puissantes des pays développés – a été exemplaire.»

La vérité est qu’une bonne partie du plan de soutien (les fameux 470 milliards d’euros évoqués par Macron) est en réalité constituée de prêts aux entreprises garantis par l’Etat (PGE), pour un montant théorique maximal de 300 milliards. Le reste est constitué de mesures dites « budgétaires » (c’est-à-dire d’argent réellement injecté dans l’économie par l’Etat) : chômage partiel, fonds de solidarité, etc.

L’OFCE estime l’impact du plan de relance sur l’économie française, de façon mitigée. « Le plan de relance améliorerait le PIB à hauteur de 1,1 % pour 2021 et la croissance serait de 7 %. Le calibrage budgétaire des mesures de réponse à la crise sur deux ans couvre environ 30 % des pertes cumulées d’activité sur 2020-21, soit une part similaire au plan de relance de 2009-2010. »              En résumé, l’ampleur du plan serait à peu près équivalente à celui de 2009, de l’après-crise des subprimes, mais dans un contexte économique bien plus dégradé.

Le budget officiel de 2021 prévoit une décroissance du PIB (1) de – 10 % en 2020 et de  + 8 % en 2021, pour un déficit de 10,2 % puis de 6,7%.

Le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances 2021, prévoit un soutien à l’activité en 2021 à hauteur de 1,5 % du PIB, puis de 1 % en 2022.

L’OFCE a des estimations inférieures, respectivement 1,1 % du PIB en 2021 puis 0,9 % en 2022. Ainsi, tandis que le gouvernement prévoit que 37 milliards d’euros de ressources du plan seront engagés en 2021, l’OFCE s’attend à 32 milliards d’euros mobilisés.

Il y a pour le moins des improvisations, des délais et des zones d’ombre dans la distribution de la manne financière.

 

Relancer pire qu’avant

 

Les médias obscurcissent les annonces fluctuantes de la répartition de ces centaines de milliards : on nous dit grossièrement, un tiers pour une transition verte, un tiers pour les entreprises, un tiers pour l’innovation. Tantôt on nous dit 6 milliards pour Renault  tantôt 7 milliards pour l’aéronautique,  en fait c’est un plan de relance pro CAC 40 : adieu la récompense salariale  du travail indispensable des « métiers essentiels »: caissières, éboueurs, manutentionnaires, professeurs, chauffeurs livreurs… Ces femmes et ces hommes« que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ».

 

Un tiers pour une « relance verte », c’est de l’argent pour les capitalistes censés être « verts »

Un tiers pour les entreprises, c’est de l’argent à discrétion pour les chefs d’entreprises pas pour les salariés

Un tiers d’innovation, c’est bien vague puisqu’il s’agit surtout d’un hypothétique avion à hydrogène et du parc de voitures individuelles électriques.

C’est, comme dirait Hollande « une politique de l’offre » clairement assumée par le gouvernement : des tonnes d’argent distribuées à ceux d’en haut, en faisant croire aux naïfs que ça ruissellera vers ceux d’en bas.

 

« Il y a un principe absolu : nous n’augmenterons aucun impôt », martèle Bruno Le Maire. Comprendre : « On ne touchera pas aux riches » Pas de rétablissement de l’ISF, pas d’impôt exceptionnel, pas de prélèvement sur les dividendes, maintien de la suppression de la taxe d’habitation…

Relance du transfert d’argent vers les riches

Au contraire, en plus du CICE pérennisé sous forme de baisse permanente de cotisations sociales, s’ajoutera désormais une baisse de 20 milliards de l’impôt de production, 10 milliards en deux ans.  Effet inégalitaire  : 281 plus grandes entreprises du pays (au moins 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires) vont se partager à elles seules 2,5 milliards d’euros soit, en moyenne, un chèque de 9 millions d’euros par entreprise. À l’autre bout du spectre, 323 291 TPE vont percevoir 304 millions d’euros, soit un chèque de 940 euros. Les PME vont quant à elles toucher 2,9 milliards d’euros, soit 13 300 euros par tête de pipe en moyenne. Enfin les ETI (entreprises de taille intermédiaire) vont toucher quelque 4 milliards d’euros, soit 456 300 par entreprise environ.  Selon la CGPME elle même : « Les impôts de production ne concernent que les grosses boîtes. Encore une fois, les PME sont totalement exclues du dispositif, alors qu’elles se retrouvent en grosses difficultés. »

En même temps, qu’il se refuse à baisser la TVA, Bruno Lemaire se félicite de ces baisses d’impôt qui profitent aux plus grandes entreprises et à leurs actionnaires. Ce qui fait reculer d’autant les moyens de l’état orientés vers les plus précaires, les plus pauvres et les privés d’emploi. L’impôt cesse d’être un moyen de repartir les richesses, il est un moyen d’abonder les dividendes.

 

La crise aurait coûté 165 milliards à l’économie, dont 50 pèseraient sur les entreprises. Celles ci ont pourtant été beaucoup aidées des mars 2020 avec le paiement du chômage partiel. Le plan de relance va encore aider davantage les mêmes sociétés. Les premiers assistés de ce pays ce sont les patrons.

Il n’y aucun contrôle, aucune contrepartie exigée à ces aides : ils encaissent et licencient, ils n’embauchent pas prétextant que « la demande n’est pas là ». Et il y a du vrai puisque les salaires sont bloqués, 12, 5 millions de salariés ont été en chômage partiel avec seulement 84 % de leur salaire, le revenu des ménages a baissé et ils ont beaucoup moins consommé.

D’où le cycle infernal qui engage une baisse de salaires, qui engage une baisse d’activité, qui engage une hausse du chômage, qui diminue les rentrées fiscales, qui provoque l’austérité.

Chômage de masse aggravé

Pour 470 milliards et 100 milliards de plus, ils annoncent…  800 000 chômeurs de plus. Le Covid a bon dos,  484 plans sociaux sont en cours qui ne sont pas causés par le Covid, mais sont des choix antérieurs des actionnaires précipités par l’effet d’aubaine : Cargill, Auchan, Bridgestone,

Macron a modifié le système de comptabilisation des chômeurs, selon les critères du BIT à la place de ceux du Pôle Emploi et de l’INSEE. Mais dans la réalité il demeure autour de 6,5 millions de personnes dans le « halo du chômage» comme ils disent.

Il se refuse à dire  ce qu’il fera de la casse de l’assurance chômage légiférée depuis septembre 2019. Vont-ils vraiment enlever les 3 ou 4 milliards qu’ils prévoyaient d’enlever sur les indemnisations des salariés licencies ?

Le gouvernement annonce 160 000 créations d’emplois comme résultat du plan de relance de 100 milliards d’euros, soit seulement 20 % des pertes prévues. 160 000 uniquement avec ce plan de relance, c’est peu compte tenu des 40 milliards d’euros annoncés sur ce volet. Ça fait cher l’emploi !

Les aides à l’embauche aux 16-25 ansde 4 000 euros coûtent cher pour pas grand-chose (plus d’1 milliard en 2021 pour 450 000 contrats signés). Ca ne règle pas le problème majeur de la pauvreté dans la jeunesse ni des aides aux études. Une allocation d’autonomie inconditionnelle de la jeunesse entre 18 et 25 ans réglerait le problème.

Par contre soulignons le au passage : « l’argent magique » arrive en rafale pour le budget de l’armée qui encaisse 1,7 milliards de plus en 2021, qui sera le premier recruteur de France et disposera de 18 milliards de plus qu’en 2017 !

 

Cinq des points qu’ils refusent de faire :

1°) Ils se refusent à rétablir l’ISF alors qu’un rapport prouve que sa suppression n’a servi qu’a enrichir les riches et qu’on apprend qu’àl’exception des Chinois, ce sont les milliardaires français qui se sont le plus enrichis dans le monde ces dix dernières années. Le nombre de redevables de l’ISF est passé de 287 000 à 358 000 ménages. Les riches n’ont pas pu revenir… puisqu’ils n’étaient pas partis. L’ISF rapportait 5 milliards par an et Thomas Piketty estime que son rétablissement aujourd’hui rapporterait plus de 10 milliards !

2°) Annuler « la dette » (présumée) : d’ailleurs ça branle dans le manche à ce sujet : des économistes libéraux en vogue conviennent qu’il faut en faire une dette à 100 ans ! D’autres, comme Thierry Breton conviennent qu’elle sera payée de façon très différée : entre 2038 et 2058. D’autres comme François Bayrou veulent distinguer la « dette du Covid » des autres dettes, tiens pourquoi donc ? La vérité est qu’annuler la dette ne changerait rien à l’économie et  la rembourser n’apporterait rien de crédible auprès des banques  (celle-ci viennent d’être accusées – rapport FinCENFiles - d’avoir fraudé 2000 milliards de dollars presque autant que la dette française !)

3°) Distribuer des « aides » pour faire redémarrer toute l’économie : le Covid n’est pas une guerre, l’appareil de production est intact, seul le carburant de l’argent manque, il faut faire marcher la planche à billets, il n’y a pas d’inflation et s’il y en avait ce serait plutôt bénéfique pour la reprise. Investir massivement dans l’emploi public, les services publics, l’hôpital public, la recherche publique.

4°) mobiliser l’épargne, 55 milliards d’euros qui ont été mis provisoirement en sommeil pendant huit semaines de confinement,  taxer les multinationales, les GAFAM, l’économie numérique immédiatement à un taux de 30 %, rendre aides publiques et paradis fiscaux inconciliables, traque de la fraude fiscale, contrôle du fléchage des investissements et des aides.

5°) hausser les salaires de 300 euros pour tous pour relancer la « demande et la consommation. Contrôler les licenciements par une autorisation obligatoire préalable  afin de « tenir » les patrons. Stopper les abus de précarité pas plus de 5 % de non CDI par entreprise. Réduire la durée du travail, à 32 h puis 28 h la semaine, et 60 ans sur la vie seul moyen efficace contre la chômage de masse. Réguler fortement la sous-traitance et tous ses abus.  Interdire l’ubérisation.

GDS a publié un document en avril dernier, « Pandémie et jour d’après », (D&S spécial n° 274) c’est ce plan de relance là qui est plus que jamais à l’ordre du jour !

 

(1) Un point de PIB est égal à 1% du PIB, soit, dans le cas de la France, à environ 24 milliards d’euros. 15 points représentent approximativement 360 milliards d’euros).

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3 Commentaires

  1. Sauner
    Posted 22 octobre 2020 at 19:13 | Permalien

    Simple petite précision. J’ai touché de l’argent pour les entreprises que je gère et la totalité, d’ailleurs insuffisante, a servi à payer les salaires. Aucun licenciement…

  2. Posted 26 octobre 2020 at 12:37 | Permalien

    Bonjour,

    ça continue :
    Coronavirus : plus de 50 000 nouveaux cas de Covid-19 en 24 heures en France, un nouveau record

    ça fait donc 50 000 * 2 % => 1000 morts en un jour dans 4/5 semaines (soyons optimiste, on va dire 800 car on soigne un peu mieux).

    Comment en est-on arrivé là ?

    Gestes barrières :
    Pas de masque gratuit
    Est-ce que tous les employeurs fournissent à tous les salariés les protections suffisantes : masques et gel désinfectant ? Contrôles ?
    Disponibilité des gels désinfectants dans les lycées et universités ?
    Sensibilisation des citoyens pour limiter les personnes que l’on voit sans masque ?
    Aération systématique ?
    Augmentation des capacités hospitalières :
    Pas d’embauche
    Pas de lit supplémentaire
    Réquisition d’entreprises ?

    Stratégie OMS pour lutter contre le virus : Tester / Tracer / Isoler :
    Tester :
    Saturation (manque de recrutement), résultat des tests souvent en plus de 48 h parfois 72 h !
    Sensibilisation pour tester systématiquement toutes les personnes ayant les symptômes ?
    Tracer :
    Sensibilisation des citoyens pour noter toutes les personnes vues sans masque sur les dernière 48 h ?
    Manque de personnel pour contacter « les cas contact ». De nombreux cas contact ne le savent pas.
    Omerta dans les entreprises pour communiquer les cas.
    Isoler :
    Des personnes testées positives travaillent (et pas seulement des positifs asymptomatiques) poussée par leur employeur ou d’elles mêmes (« moi, je peux pas me permettre d’arrêter »).
    Quid de l’isolation « des cas contacts » pour limiter les sorties et ne voir personne sans masque en dehors du cercle familiale ? (Rappel => un cas contact doit être testé 6 jours après son contact, soit 6 jours de « diète » sociale)
    Je comprends que quand le gouvernement prend une loi liberticide (couvre-feu), on a tendance à se dire « ah c’est courageux, ils agissent », et pour le prochain probable confinement : « La France est à nouveau attaquée par le virus, mais heureusement le gouvernement est sur le pied de guerre et va agir en obligeant les citoyens à rester chez eux pour sauver des vies ».

    Mais est-ce que ces lois liberticides ne sont pas là pour sidérer la population et masquer l’incompétence de LREM ?

    Amicalement

    Thomas

  3. Posted 26 octobre 2020 at 13:58 | Permalien

    Bonjour,

    Je suis globalement d’accord avec Christakis et donc avec les trois premiers paragraphes du texte de Farad Khosrokavar.
    Par contre, j’ai quelques difficultés à accepter que l’on puisse qualifier un foulard de « foulard républicain », même avec des guillemets car s’il existe un « foulard républicain », c’est qu’il doit exister un foulard « anti-républicain » ou « non-républicain ». Ce qui revient à mettre le doigt dans l’engrenage dont le texte de Khosrokavar voulait nous aider à sortir …

    J’ai, par ailleurs, trouvé excellent (sur le fond et sur la forme) le texte de Pierre Tevanian (sur le site Les Mots Sont Importants) du 22 octobre 2020? Vous le trouverez ci-après et en pièce-jointe.
    Amicalement,

    JJ

    Je suis prof

    Seize brèves réflexions contre la terreur et l’obscurantisme, en hommage à Samuel Paty

    Pierre Tevanian – 22 octobre 2020 – Les mots sont importants.

    Les lignes qui suivent ont été inspirées par la nouvelle atroce de la mise à mort de mon collègue, Samuel Paty, et par la difficile semaine qui s’en est suivie. En hommage à un enseignant qui croyait en l’éducation, en la raison humaine et en la liberté d’expression, elles proposent une quinzaine de réflexions appelant, malgré l’émotion, à penser le présent, et en débattre, avec raison. Ces réflexions ne prétendent évidemment pas incarner la pensée de Samuel Paty, mais elles sont écrites pour lui, au sens où l’effort de pensée, de discernement, de nuances, de raison, a été fait en pensant à lui, et pour lui rendre hommage. Continuer de penser librement, d’exprimer, d’échanger les arguments, me parait le meilleur des hommages.

    1. Il y a d’abord eu, en apprenant la nouvelle, l’horreur, la tristesse, la peur, devant le crime commis, et des pensées pour les proches de Samuel Paty, ses collègues, ses élèves, toutes les communautés scolaires de France et, au-delà, toute la communauté des humains bouleversés par ce crime. Puis s’y est mêlée une rage causée par tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, et avant même d’en savoir plus sur les tenants et aboutissants qui avaient mené au pire, se sont empressés de dégainer des kits théoriques tendant à minimiser l’atrocité du crime ou à dissoudre toute la responsabilité de l’assassin (ou possiblement des assassins) dans des entités excessivement extensibles (que ce soit « l’islamisation » ou « l’islamophobie ») – sans compter ceux qui instrumentalisent l’horreur pour des agendas qu’on connait trop bien : rétablissement de la peine de mort, chasse aux immigré.e.s, chasse aux musulman.e.s.

    2. Il y a ensuite eu une peur, ou des peurs, en voyant repartir tellement vite, et à la puissance dix, une forme de réaction gouvernementale qui a de longue date fait les preuves de son inefficacité (contre la violence terroriste) et de sa nocivité (pour l’état du vivre-ensemble et des droits humains) : au lieu d’augmenter comme il faut les moyens policiers pour enquêter plus et mieux qu’on ne le fait déjà, pour surveiller, remonter des filières bien ciblées et les démanteler, mais aussi assurer en temps réel la protection des personnes qui la demandent, au moment où elles la demandent, on fait du spectacle avec des boucs émissaires.

    Une sourde appréhension s’est donc mêlée à la peine, face au déferlement d’injures, de menaces et d’attaques islamophobes, anti-immigrés et anti-tchétchènes qui a tout de suite commencé, mais aussi face à l’éventualité d’autres attentats qui pourraient advenir dans le futur, sur la prévention desquels, c’est le moins que je puisse dire, toutes les énergies gouvernementales ne me semblent pas concentrées.

    3. Puis, au fil des lectures, une gêne s’est installée, concernant ce que, sur les réseaux sociaux, je pouvais lire, « dans mon camp » cette fois-ci – c’est-à-dire principalement chez des gens dont je partage plus ou moins une certaine conception du combat antiraciste. Ce qui tout d’abord m’a gêné fut le fait d’énoncer tout de suite des analyses explicatives alors qu’au fond on ne savait à peu près rien sur le détail des faits : quel comportement avait eu précisément Samuel Paty, en montrant quels dessins, quelles interactions avaient eu lieu après-coup avec les élèves, avec les parents, qui avait protesté et en quels termes, sous quelles forme, qui avait envenimé le contentieux et comment s’était produit l’embrasement des réseaux sociaux, et enfin quel était le profil de l’assassin, quel était son vécu russe, tchétchène, français – son vécu dans toutes ses dimensions (familiale, socio-économique, scolaire, médicale), sa sociabilité et ses accointances (ou absences d’accointances) religieuses, politiques, délinquantes, terroristes ?

    J’étais gêné par exemple par le fait que soit souvent validée a priori, dès les premières heures qui suivirent le crime, l’hypothèse que Samuel Paty avait « déconné », alors qu’on n’était même pas certain par exemple que c’était le dessin dégoutant du prophète cul nu (j’y reviendrai) qui avait été montré en classe (puisqu’on lisait aussi que le professeur avait déposé plainte « pour diffamation » suite aux accusations proférées contre lui), et qu’on ne savait rien des conditions et de la manière dont il avait agencé son cours.

    4. Par ailleurs, dans l’hypothèse (qui a fini par se confirmer) que c’était bien ce dessin, effectivement problématique (j’y reviendrai), qui avait servi de déclencheur ou de prétexte pour la campagne contre Samuel Paty, autre chose me gênait. D’abord cet oubli : montrer un dessin, aussi problématique soit-il, obscène, grossier, de mauvais goût, ou même raciste, peut très bien s’intégrer dans une démarche pédagogique, particulièrement en cours d’histoire – après tout, nous montrons bien des caricatures anti-juives ignobles quand nous étudions la montée de l’antisémitisme, me confiait un collègue historien, et cela ne constitue évidemment pas en soi une pure et simple perpétuation de l’offense raciste. Les deux cas sont différents par bien des aspects, mais dans tous les cas tout se joue dans la manière dont les documents sont présentés et ensuite collectivement commentés, analysés, critiqués. Or, sur ladite manière, en l’occurrence, nous sommes restés longtemps sans savoir ce qui exactement s’était passé, et ce que nous avons fini par appendre est que Samuel Paty n’avait pas eu d’intention maligne : il s’agissait vraiment de discuter de la liberté d’expression, autour d’un cas particulièrement litigieux.

    5. En outre, s’il s’est avéré ensuite, dans les récits qui ont pu être reconstitués (notamment dans Libération), que Samuel Paty n’avait fait aucun usage malveillant de ces caricatures, et que les parents d’élèves qui s’étaient au départ inquiétés l’avaient assez rapidement et facilement compris après discussion, s’il s’est avéré aussi qu’au-delà de cet épisode particulier, Samuel Paty était un professeur très impliqué et apprécié, chaleureux, blagueur, il est dommage que d’emblée, il n’ait pas été martelé ceci, aussi bien par les inconditionnels de l’ « esprit Charlie » que par les personnes légitimement choquées par certaines des caricatures : que même dans le cas contraire, même si le professeur avait « déconné », que ce soit un peu ou beaucoup, que même s’il avait manqué de précautions pédagogiques, que même s’il avait intentionnellement cherché à blesser, bref : que même s’il avait été un « mauvais prof », hautain, fumiste, ou même raciste, rien, absolument rien ne justifiait ce qui a été commis.

    Je me doute bien que, dans la plupart des réactions à chaud, cela allait sans dire, mais je pense que, dans le monde où l’on vit, et où se passent ces horreurs, tout désormais en la matière (je veux dire : en matière de mise à distance de l’hyper-violence) doit être dit, partout, même ce qui va sans dire.

    En d’autres termes, même si l’on juge nécessaire de rappeler, à l’occasion de ce crime et des discussions qu’il relance, qu’il est bon que tout ne soit pas permis en matière de liberté d’expression, cela n’est selon moi tenable que si l’on y adjoint un autre rappel : qu’il est bon aussi que tout ne soit pas permis dans la manière de limiter la liberté d’expression, dans la manière de réagir aux discours offensants, et plus précisément que doit être absolument proscrit le recours à la violence physique, a fortiori au meurtre. Nous sommes malheureusement en un temps, je le répète, où cela ne va plus sans dire.

    6. La remarque qui précède est, me semble-t-il, le grand non-dit qui manque le plus dans tout le débat public tel qu’il se polarise depuis des années entre les « Charlie », inconditionnels de « la liberté d’expression », et les « pas Charlie », soucieux de poser des « limites » à la « liberté d’offenser » : ni la liberté d’expression ni sa nécessaire limitation ne doivent en fait être posées comme l’impératif catégorique et fondamental. Les deux sont plaidables, mais dans un espace de parole soumis à une autre loi fondamentale, sur laquelle tout le monde pourrait et devrait se mettre d’accord au préalable, et qui est le refus absolu de la violence physique.

    Moyennant quoi, dès lors que cette loi fondamentale est respectée, et expressément rappelée, la liberté d’expression, à laquelle Samuel Paty était si attaché, peut et doit impliquer aussi le droit de dire qu’on juge certaines caricatures de Charlie Hebdo odieuses :

    - celles par exemple qui amalgament le prophète des musulmans (et donc – par une inévitable association d’idées – l’ensemble des fidèles qui le vénèrent) à un terroriste, en le figurant par exemple surarmé, le nez crochu, le regard exorbité, la mine patibulaire, ou coiffé d’un turban en forme de bombe ;

    - celle également qui blesse gratuitement les croyants (et les croyants lambda, tolérants, non-violents, tout autant voire davantage que des « djihadistes » avides de prétextes à faire couler le sang), en représentant leur prophète cul nul, testicules à l’air, une étoile musulmane à la place de l’anus ;

    - celle qui animalise une syndicaliste musulmane voilée en l’affublant d’un faciès de singe ;

    - celle qui représente la joueuse roumaine Simona Halep, gagnante de Roland-Garros, en rom au physique disgracieux, brandissant la coupe et criant « ferraille ! ferraille ! » ;

    - celle qui nous demande d’imaginer « le petit Aylan », enfant de migrants kurdes retrouvé mort en méditerranée, « s’il avait survécu », et nous le montre devenu « tripoteur de fesses en Allemagne » (suite à une série de viols commis à Francfort) ;

    - celle qui représente les esclaves sexuelles de Boko Haram, voilées et enceintes, en train de gueuler après leurs « allocs » ;

    - celle qui fantasme une invasion ou une « islamisation » en forme de « grand remplacement », par exemple en nous montrant un musulman barbu dont la barbe démesurée envahit toute la page de Une, malgré un minuscule Macron luttant « contre le séparatisme », armé de ciseaux, mais ne parvenant qu’à en couper que quelques poils ;

    - celle qui alimente le même fantasme d’invasion en figurant un Macron, déclarant que le port du foulard par des femmes musulmanes « ne le regarde pas » en tant que président, tandis que le reste de la page n’est occupé que par des femmes voilées, avec une légende digne d’un tract d’extrême droite : « La République islamique en marche ».

    Sur chacun de ces dessins, publiés en Une pour la plupart, je pourrais argumenter en détail, pour expliquer en quoi je les juge odieux, et souvent racistes. Bien d’autres exemples pourraient d’ailleurs être évoqués, comme une couverture publiée à l’occasion d’un attentat meurtrier commis à Bruxelles en mars 2016 et revendiqué par Daesh (ayant entraîné la mort de 32 personnes et fait 340 blessés), et figurant de manière pour le moins choquante le chanteur Stromae, orphelin du génocide rwandais, en train de chanter « Papaoutai » tandis que voltigent autour de lui des morceaux de jambes et de bras déchiquetés ou d’oeil exorbité. La liste n’est pas exhaustive, d’autres unes pourraient être évoquées – celles notamment qui nous invitent à rigoler (on est tenté de dire ricaner) sur le sort des femmes violées, des enfants abusés, ou des peuples qui meurent de faim.

    On a le droit de détester cet humour, on a le droit de considérer que certaines de ces caricatures incitent au mépris ou à la haine raciste ou sexiste, entre autres griefs possibles, et on a le droit de le dire. On a le droit de l’écrire, on a le droit d’aller le dire en justice, et même en manifestation. Mais – cela allait sans dire, l’attentat de janvier 2015 oblige désormais à l’énoncer expressément – quel que soit tout le mal qu’on peut penser de ces dessins, de leur brutalité, de leur indélicatesse, de leur méchanceté gratuite envers des gens souvent démunis, de leur racisme parfois, la violence symbolique qu’il exercent est sans commune mesure avec la violence physique extrême que constitue l’homicide, et elle ne saurait donc lui apporter le moindre commencement de justification.

    On a en somme le droit de dénoncer avec la plus grande vigueur la violence symbolique des caricatures quand on la juge illégitime et nocive, car elle peut l’être, à condition toutefois de dire désormais ce qui, je le répète, aurait dû continuer d’aller sans dire mais va beaucoup mieux, désormais, en le disant : qu’aucune violence symbolique ne justifie l’hyper-violence physique. Cela vaut pour les pires dessins de Charlie comme pour les pires répliques d’un Zemmour ou d’un Dieudonné, comme pour tout ce qui nous offense – du plutôt douteux au parfaitement abject.

    Que reste-t-il en effet de la liberté d’expression si l’on défend le droit à la caricature mais pas le droit à la critique des caricatures ? Que devient le débat démocratique si toute critique radicale de Charlie aujourd’hui, et qui sait de de Zemmour demain, de Macron après-demain, est d’office assimilée à une incitation à la violence, donc à de la complicité de terrorisme, donc proscrite ?

    Mais inversement, que devient cet espace démocratique si la dénonciation de l’intolérable et l’appel à le faire cesser ne sont pas précédés et tempérés par le rappel clair et explicite de l’interdit fondamental du meurtre ?

    7. Autre chose m’a gêné dans certaines analyses : l’interrogation sur les « vrais responsables », formulation qui laisse entendre que « derrière » un responsable « apparent » (l’assassin) il y aurait « les vrais responsables », qui seraient d’autres que lui. Or s’il me parait bien sûr nécessaire d’envisager dans toute sa force et toute sa complexité l’impact des déterminismes sociaux, il est problématique de dissoudre dans ces déterminismes toute la responsabilité individuelle de ce jeune de 18 ans – ce que la sociologie ne fait pas, contrairement à ce que prétendent certains polémistes, mais que certains discours peuvent parfois faire.

    Que chacun s’interroge toujours sur sa possible responsabilité est plutôt une bonne chose à mes yeux, si toutefois on ne pousse pas le zèle jusqu’à un « on est tous coupables » qui dissout toute culpabilité réelle et arrange les affaires des principaux coupables. Ce qui m’a gêné est l’enchaînement de questions qui, en réponse à la question « qui a tué ? », met comme en concurrence, à égalité, d’une part celui qui a effectivement commis le crime, et d’autre part d’autres personnes ou groupes sociaux (la direction de l’école, la police, le père d’élève ayant lancé la campagne publique contre Samuel Paty sur Youtube, sa fille qui semble l’avoir induit en erreur sur le déroulement de ses cours) qui, quel que soit leur niveau de responsabilité, n’ont en aucun cas « tué » – la distinction peut paraitre simple, voire simpliste, mais me parait, pour ma part, cruciale à maintenir.

    8. Ce qui m’a gêné, aussi, et même écoeuré lorsque l’oubli était assumé, et que « le système » néolibéral et islamophobe devenait « le principal responsable », voire « l’ennemi qu’il nous faut combattre », au singulier, ce fut une absence, dans la liste des personnes ou des groupes sociaux pouvant, au-delà de l’individu Abdoullakh Abouyezidovitch, se partager une part de responsabilité. Ce qui me gêna fut l’oubli ou la minoration du rôle de l’entourage plus ou moins immédiat du tueur – qu’il s’agisse d’un groupe terroriste organisé ou d’un groupe plus informel de proches ou de moins proches (via les réseaux sociaux), sans oublier, bien entendu, l’acolyte de l’irresponsable « père en colère » : un certain Abdelhakim Sefrioui, entrepreneur de haine pourtant bien connu, démasqué et ostracisé de longue date dans les milieux militants, à commencer par les milieux pro-palestiniens et la militance anti-islamophobie.

    Je connais les travaux sociologiques qui critiquent à juste titre l’approche mainstream, focalisée exclusivement les techniques de propagande des organisations terroristes, et qui déplacent la focale sur l’étude des conditions sociales rendant audible et « efficace » lesdites techniques de propagande. Mais justement, on ne peut prendre en compte ces conditions sociales sans observer aussi comment elles pèsent d’une façon singulière sur les individus, dont la responsabilité n’est pas évacuée. Et l’on ne peut pas écarter, notamment, la responsabilité des individus ou des groupes d’ « engraineurs », surtout si l’on pose la question en ces termes : « qui a tué ? ».

    9. Le temps du choc, du deuil et de l’amertume « contre mon propre camp » fut cela dit parasité assez vite par un vacarme médiatique assourdissant, charriant son lot d’infamie dans des proportions autrement plus terrifiantes. Samuel Gontier, fidèle « au poste », en a donné un aperçu glaçant :

    - des panels politiques dans lesquels « l’équilibre » invoqué par le présentateur (Pascal Praud) consiste en un trio droite, droite extrême et extrême droite (LREM, Les Républicains, Rassemblement national), et où les différentes familles de la gauche (Verts, PS, PCF, France insoumise, sans même parler de l’extrême gauche) sont tout simplement exclues ;

    - des « débats » où sont mis sérieusement à l’agenda l’expulsion de toutes les femmes portant le foulard, la déchéance de nationalité pour celles qui seraient françaises, la réouverture des « bagnes » « dans îles Kerguelen », le rétablissement de la peine de mort, et enfin la « criminalisation » de toutes les idéologies musulmanes conservatrices, « pas seulement le djihadisme mais aussi l’islamisme » (un peu comme si, à la suite des attentats des Brigades Rouges, de la Fraction Armée Rouge ou d’Action Directe, on avait voulu criminaliser, donc interdire et dissoudre toute la gauche socialiste, communiste, écologiste ou radicale, sous prétexte qu’elle partageait avec les groupes terroristes « l’opposition au capitalisme ») ;

    - des « plateaux » sur lesquels un Manuel Valls peut appeler en toute conscience et en toute tranquillité, sans causer de scandale, à piétiner la Convention Européenne des Droits Humains : « S’il nous faut, dans un moment exceptionnel, s’éloigner du droit européen, faire évoluer notre Constitution, il faut le faire. », « Je l’ai dit en 2015, nous sommes en guerre. Si nous sommes en guerre, donc il faut agir, frapper. ».

    10. Puis, très vite, il y a eu cette offensive du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin contre le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France), dénuée de tout fondement du point de vue de la lutte anti-terroriste – puisque l’association n’a évidemment pris aucune part dans le crime du 17 octobre 2020, ni même dans la campagne publique (sur Youtube et Twitter) qui y a conduit.

    Cette dénonciation – proprement calomnieuse, donc – s’est autorisée en fait d’une montée en généralité, en abstraction et même en « nébulosité », et d’un grossier sophisme : le meurtre de Samuel Paty est une atteinte aux « valeurs » et aux « institutions » de « la République », que justement le CCIF « combat » aussi – moyennant quoi le CCIF a « quelque chose à voir » avec ce crime et il doit donc être dissous, CQFD. L’accusation n’en demeure pas moins fantaisiste autant qu’infamante, puisque le « combat » de l’association, loin de viser les principes et les institutions républicaines en tant que telles, vise tout au contraire leur manque d’effectivité : toute l’activité du CCIF (c’est vérifiable, sur le site de l’association aussi bien que dans les rapports des journalistes, au fil de l’actualité, depuis des années) consiste à combattre la discrimination en raison de l’appartenance ou de la pratique réelle ou supposée d’une religion, donc à faire appliquer une loi de la république. Le CCIF réalise ce travail par les moyens les plus républicains qui soient, en rappelant l’état du Droit, en proposant des médiations ou en portant devant la Justice, institution républicaine s’il en est, des cas d’atteinte au principe d’égalité, principe républicain s’il en est.

    Ce travail fait donc du CCIF une institution précieuse (en tout cas dans une république démocratique) qu’on appelle un « contre-pouvoir » : en d’autres termes, un ennemi de l’arbitraire d’État et non de la « République ». Son travail d’alerte contribue même à sauver ladite République, d’elle-même pourrait-on dire, ou plutôt de ses serviteurs défaillants et de ses démons que sont le racisme et la discrimination.

    Il s’est rapidement avéré, du coup, que cette offensive sans rapport réel avec la lutte anti-terroriste s’inscrivait en fait dans un tout autre agenda, dont on avait connu les prémisses dès le début de mandat d’Emmanuel Macron, dans les injures violentes et les tentatives d’interdiction de Jean-Michel Blanquer contre le syndicat Sud éducation 93, ou plus récemment dans l’acharnement haineux du député Robin Réda, censé diriger une audition parlementaire antiraciste, contre les associations de soutien aux immigrés, et notamment le GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés). Cet agenda est ni plus ni moins que la mise hors-jeu des « corps intermédiaires » de la société civile, et en premier lieu des contre-pouvoirs que sont les associations antiracistes et de défense des droits humains, ainsi que les syndicats, en attendant le tour des partis politiques – confère, déjà, la brutalisation du débat politique, et notamment les attaques tout à fait inouïes, contraires pour le coup à la tradition républicaine, de Gérald Darmanin contre les écologistes (Julien Bayou, Sandra Regol et Esther Benbassa) puis contre la France insoumise et son supposé « islamo-gauchisme qui a détruit la république », ces dernières semaines, avant donc le meurtre de Samuel Paty.

    Un agenda dans lequel figure aussi, on vient de l’apprendre, un combat judiciaire contre le site d’information Mediapart.

    11. Il y a eu ensuite l’annonce de ces « actions coup de poing » contre des associations et des lieux de culte musulmans, dont le ministre de l’Intérieur lui-même a admis qu’elles n’avaient aucun lien avec l’enquête sur le meurtre de Samuel Paty, mais qu’elles servaient avant tout à « adresser un message », afin que « la sidération change de camp ». L’aveu est terrible : l’heure n’est pas à la défense d’un modèle (démocratique, libéral, fondé sur l’État de Droit et ouvert à la pluralité des opinions) contre un autre (obscurantiste, fascisant, fondé sur la terreur), mais à une rivalité mimétique. À la terreur on répond par la terreur, sans même prétendre, comme le fit naguère un Charles Pasqua, qu’on va « terroriser les terroristes » : ceux que l’on va terroriser ne sont pas les terroristes, on le sait, on le dit, on s’en contrefout et on répond au meurtre par la bêtise et la brutalité, à l’obscurantisme « religieux » par l’obscurantisme « civil », au chaos de l’hyper-violence par le chaos de l’arbitraire d’État.

    12. On cible donc des mosquées alors même qu’on apprend (notamment dans la remarquable enquête de Jean-Baptiste Naudet, dans L’Obs) que le tueur ne fréquentait aucune mosquée – ce qui était le cas, déjà, de bien d’autres tueurs lors des précédents attentats.

    On s’attaque au « séparatisme » et au « repli communautaire » alors même qu’on apprend (dans la même enquête) que le tueur n’avait aucune attache ou sociabilité dans sa communauté – ce qui là encore a souvent été le cas dans le passé.

    On préconise des cours intensifs de catéchisme laïque dans les écoles, des formations intensives sur la liberté d’expression, avec distribution de « caricatures » dans tous les lycées, alors que le tueur était déscolarisé depuis un moment et n’avait commencé à se « radicaliser » qu’en dehors de l’école (et là encore se rejoue un schéma déjà connu : il se trouve qu’un des tueurs du Bataclan fut élève dans l’établissement où j’exerce, un élève dont tous les professeurs se souviennent comme d’un élève sans histoires, et dont la famille n’a pu observer des manifestations de « radicalisation » qu’après son bac et son passage à l’université, une fois qu’il était entré dans la vie professionnelle).

    Et enfin, ultime protection : Gérald Darmanin songe à réorganiser les rayons des supermarchés ! Il y aurait matière à rire s’il n’y avait pas péril en la demeure. On pourrait s’amuser d’une telle absurdité, d’une telle incompétence, d’une telle disjonction entre la fin et les moyens, si l’enjeu n’était pas si grave. On pourrait sourire devant les gesticulations martiales d’un ministre qui avoue lui-même tirer « à côté » des véritables coupables et complices, lorsque par exemple il ordonne des opérations contre des institutions musulmanes « sans lien avec l’enquête ». On pourrait sourire s’il ne venait pas de se produire une attaque meurtrière atroce, qui advient après plusieurs autres, et s’il n’y avait pas lieu d’être sérieux, raisonnable, concentré sur quelques objectifs bien définis : mieux surveiller, repérer, voir venir, mieux prévenir, mieux intervenir dans l’urgence, mieux protéger. On pourrait se payer le luxe de se disperser et de discuter des tenues vestimentaires ou des rayons de supermarché s’il n’y avait pas des vies humaines en jeu – certes pas la vie de nos dirigeants, surprotégés par une garde rapprochée, mais celles, notamment, des professeurs et des élèves.

    13. Cette futilité, cette frivolité, cette bêtise serait moins coupable s’il n’y avait pas aussi un gros soubassement de violence islamophobe. Cette bêtise serait innocente, elle ne porterait pas à conséquence si les mises en débat du vêtement ou de l’alimentation des diverses « communautés religieuses » n’étaient pas surdéterminées, depuis de longues années, par de très lourds et violents stéréotypes racistes. On pourrait causer lingerie et régime alimentaire si les us et coutumes religieux n’étaient pas des stigmates sur-exploités par les racistes de tout poil, si le refus du porc ou de l’alcool par exemple, ou bien le port d’un foulard, n’étaient pas depuis des années des motifs récurrents d’injure, d’agression, de discrimination dans les études ou dans l’emploi.

    Il y a donc une bêtise insondable dans cette mise en cause absolument hors-sujet des commerces ou des rayons d’ « alimentation communautaire » qui, dixit Darmanin, « flatteraient » les « plus bas instincts », alors que (confère toujours l’excellente enquête de Jean-Baptiste Naudet dans L’Obs) l’homme qui a tué Samuel Paty (comme l’ensemble des précédents auteurs d’attentats meurtriers) n’avait précisément pas d’ancrage dans une « communauté » – ni dans l’immigration tchétchène, ni dans une communauté religieuse localisée, puisqu’il ne fréquentait aucune mosquée.

    Et il y a dans cette bêtise une méchanceté tout aussi insondable : un racisme sordide, à l’encontre des musulmans bien sûr, mais pas seulement. Il y a aussi un mépris, une injure, un piétinement de la mémoire des morts juifs – puisque parmi les victimes récentes des tueries terroristes, il y a précisément des clients d’un commerce communautaire, l’Hyper Cacher, choisis pour cible et tués précisément en tant que tels.

    Telle est la vérité, cruelle, qui vient d’emblée s’opposer aux élucubrations de Gérald Darmanin : en incriminant les modes de vie « communautaires », et plus précisément la fréquentation de lieux de culte ou de commerces « communautaires », le ministre stigmatise non pas les coupables de la violence terroriste (qui se caractérisent au contraire par la solitude, l’isolement, le surf sur internet, l’absence d’attaches communautaires et de pratique religieuse assidue, l’absence en tout cas de fréquentation de lieux de cultes) mais bien certaines de ses victimes (des fidèles attaqués sur leur lieu de culte, ou de courses).

    14. Puis, quelques jours à peine après l’effroyable attentat, sans aucune concertation sur le terrain, auprès de la profession concernée, est tombée par voie de presse (comme d’habitude) une stupéfiante nouvelle : l’ensemble des Conseils régionaux de France a décidé de faire distribuer un « recueil de caricatures » (on ne sait pas lesquelles) dans tous les lycées. S’il faut donner son sang, allez donner le vôtre, disait la chanson. Qu’ils aillent donc, ces élus, distribuer eux-mêmes leurs petites bibles républicaines, sur les marchés. Mais non : c’est notre sang à nous, petits profs de merde, méprisés, sous-payés, insultés depuis des années, qui doit couler, a-t-il été décidé en haut lieu. Et possiblement aussi celui de nos élèves.

    Car il faut se rendre à l’évidence : si cette information est confirmée, et si nous acceptons ce rôle de héros et martyrs d’un pouvoir qui joue aux petits soldats de plomb avec des profs et des élèves de chair et d’os, nous devenons officiellement la cible privilégiée des groupes terroristes. À un ennemi qui ne fonctionne, dans ses choix de cibles et dans sa communication politique, qu’au défi, au symbole et à l’invocation de l’honneur du Prophète, nos dirigeants répondent en toute irresponsabilité par le défi, le symbole, et la remise en jeu de l’image du Prophète. À quoi doit-on s’attendre ? Y sommes-nous prêts ? Moi non.

    15. Comme si tout cela ne suffisait pas, voici enfin que le leader de l’opposition de gauche, celui dont on pouvait espérer, au vu de ses engagements récents, quelques mises en garde élémentaires mais salutaires contre les amalgames et la stigmatisation haineuse des musulmans, n’en finit pas de nous surprendre ou plutôt de nous consterner, de nous horrifier, puisqu’il s’oppose effectivement à la chasse aux musulmans, mais pour nous inviter aussitôt à une autre chasse : la chasse aux Tchétchènes :

    « Moi, je pense qu’il y a un problème avec la communauté tchétchène en France ».

    Il suffit donc de deux crimes, commis tous les deux par une personne d’origine tchétchène, ces dernières années (l’attentat de l’Opéra en 2018, et celui de Conflans en 2020), plus une méga-rixe à Dijon cet été impliquant quelques dizaines de Tchétchènes, pour que notre homme de gauche infère tranquillement un « problème tchétchène », impliquant toute une « communauté » de plusieurs dizaines de milliers de personnes vivant en France.

    « Ils sont arrivés en France car le gouvernement français, qui était très hostile à Vladimir Poutine, les accueillait à bras ouverts », nous explique Jean-Luc Mélenchon. « À bras ouverts », donc, comme dans un discours de Le Pen – le père ou la fille. Et l’on a bien entendu : le motif de l’asile est une inexplicable « hostilité » de la France contre le pauvre Poutine – et certainement pas une persécution sanglante commise par ledit Poutine, se déclarant prêt à aller « buter » lesdits Tchétchènes « jusque dans les chiottes ».

    « Il y a sans doute de très bonnes personnes dans cette communauté » finit-il par concéder à son intervieweur interloqué. On a bien lu, là encore : « sans doute ». Ce n’est donc même pas sûr. Et « de très bonnes personnes », ce qui veut dire en bon français : quelques-unes, pas des masses.

    « Mais c’est notre devoir national de s’en assurer », s’empresse-t-il d’ajouter – donc même le « sans doute » n’aura pas fait long feu. Et pour finir en apothéose :

    « Il faut reprendre un par un tous les dossiers des Tchétchènes présents en France et tous ceux qui ont une activité sur les réseaux sociaux, comme c’était le cas de l’assassin ou d’autres qui ont des activités dans l’islamisme politique (…), doivent être capturés et expulsés ».

    Là encore, on a bien lu : « tous les dossiers des Tchétchènes présents en France », « un par un » ! Quant aux suspects, ils ne seront pas « interpellés », ni « arrêtés », mais « capturés » : le vocabulaire est celui de la chasse, du safari. Voici donc où nous emmène le chef du principal parti d’opposition de gauche.

    16. Enfin, quand on écrira l’histoire de ces temps obscurs, il faudra aussi raconter cela : comment, à l’heure où la nation était invitée à s’unir dans le deuil, dans la défense d’un modèle démocratique, dans le refus de la violence, une violente campagne de presse et de tweet fut menée pour que soient purement et simplement virés et remplacés les responsables de l’Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène et Jean-Louis Bianco, pourtant restés toujours fidèles à l’esprit et à la lettre des lois laïques, et que les deux hommes furent à cette fin accusés d’avoir « désarmé » la République et de s’être « mis au service » des « ennemis » de ladite laïcité et de ladite république – en somme d’être les complices d’un tueur de prof, puisque c’est de cet ennemi-là qu’il était question.

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    Il faudra raconter que des universitaires absolument irréprochables sur ces questions, comme Mame Fatou Niang et Éric Fassin, furent mis en cause violemment par des tweeters, l’une en recevant d’abjectes vidéos de décapitation, l’autre recevant des menaces de subir la même chose, avec dans les deux cas l’accusation d’être responsables de la mort de Samuel Paty.

    Il faudra se souvenir qu’un intellectuel renommé, invité sur tous les plateaux, proféra tranquillement, là encore sans être recadré par les animateurs, le même type d’accusations à l’encontre de la journaliste et chroniqueuse Rokhaya Diallo : en critiquant Charlie Hebdo, elle aurait « poussé à armer les bras des tueurs », et « entrainé » la mort des douze de Charlie hebdo.

    Il faudra se souvenir qu’au sommet de l’État, enfin, en ces temps de deuil, de concorde nationale et de combat contre l’obscurantisme, le ministre de l’Éducation nationale lui-même attisa ce genre de mauvaise querelle et de mauvais procès – c’est un euphémisme – en déclarant notamment ceci :

    « Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages, il fait des ravages à l’université. Il fait des ravages quand l’UNEF cède à ce type de chose, il fait des ravages quand dans les rangs de la France Insoumise, vous avez des gens qui sont de ce courant-là et s’affichent comme tels. Ces gens-là favorisent une idéologie qui ensuite, de loin en loin, mène au pire. »

    Il faudra raconter ce que ces sophismes et ces purs et simples mensonges ont construit ou tenté de construire : un « consensus national » fondé sur une rage aveugle plutôt que sur un deuil partagé et un « plus jamais ça » sincère et réfléchi. Un « consensus » singulièrement diviseur en vérité, excluant de manière radicale et brutale tous les contre-pouvoirs humanistes et progressistes qui pourraient tempérer la violence de l’arbitraire d’État, et apporter leur contribution à l’élaboration d’une riposte anti-terroriste pertinente et efficace : le mouvement antiraciste, l’opposition de gauche, la sociologie critique… Et incluant en revanche, sans le moindre état d’âme, une droite républicaine radicalisée comme jamais, ainsi que l’extrême droite lepéniste.

    Je ne sais comment conclure, sinon en redisant mon accablement, ma tristesse, mon désarroi, ma peur – pourquoi le cacher ? – et mon sentiment d’impuissance face à une brutalisation en marche. La brutalisation de la vie politique s’était certes enclenchée bien avant ce crime atroce – l’évolution du maintien de l’ordre pendant tous les derniers mouvements sociaux en témoigne, et les noms de Lallement et de Benalla en sont deux bons emblèmes. Mais cet attentat, comme les précédents, nous fait évidemment franchir un cap dans l’horreur. Quant à la réponse à cette horreur, elle s’annonce désastreuse et, loin d’opposer efficacement la force à la force (ce qui peut se faire mais suppose le discernement), elle rajoute de la violence aveugle à de la violence aveugle – tout en nous exposant et en nous fragilisant comme jamais. Naïvement, avec sans doute un peu de cet idéalisme qui animait Samuel Paty, j’en appelle au sursaut collectif, et à la raison.

    Pour reprendre un mot d’ordre apparu suite à ce crime atroce, je suis prof. Je suis prof au sens où je me sens solidaire de Samuel Paty, où sa mort me bouleverse et me terrifie, mais je suis prof aussi parce que c’est tout simplement le métier que j’exerce. Je suis prof et je crois donc en la raison, en l’éducation, en la discussion. Depuis vingt-cinq ans, j’enseigne avec passion la philosophie et je m’efforce de transmettre le goût de la pensée, de la liberté de penser, de l’échange d’arguments, du débat contradictoire. Je suis prof et je m’efforce de transmettre ces belles valeurs complémentaires que sont la tolérance, la capacité d’indignation face à l’intolérable, et la non-violence dans l’indignation et le combat pour ses idées.

    Je suis prof et depuis vingt-cinq ans je m’efforce de promouvoir le respect et l’égalité de traitement, contre tous les racismes, tous les sexismes, toutes les homophobies, tous les systèmes inégalitaires. Et je refuse d’aller mourir au front pour une croisade faussement « républicaine », menée par un ministre de l’Intérieur qui a commencé sa carrière politique, entre 2004 et 2008, dans le girons de l’extrême droite monarchiste (auprès de Christian Vanneste et de Politique magazine, l’organe de l’Action française). Je suis prof et je refuse de sacrifier tout ce en quoi je crois pour la carrière d’un ministre qui en 2012, encore, militait avec acharnement, aux côtés de « La manif pour tous », pour que les homosexuels n’aient pas les mêmes droits que les autres – sans parler de son rapport aux femmes, pour le moins problématique, et de ce que notre grand républicain appelle, en un délicat euphémisme, sa « vie de jeune homme ».

    Je suis prof et j’enseigne la laïcité, la vraie, celle qui s’est incarnée dans de belles lois en 1881, 1882, 1886 et 1905, et qui n’est rien d’autre qu’une machine à produire plus de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais ce n’est pas cette laïcité, loin s’en faut, qui se donne à voir ces jours-ci, moins que jamais, quand bien même le mot est répété à l’infini. C’est au contraire une politique liberticide, discriminatoire donc inégalitaire, suspicieuse ou haineuse plutôt que fraternelle, que je vois se mettre en place, sans même l’excuse de l’efficacité face au terrorisme.

    Je suis prof, et cette vraie laïcité, ce goût de la pensée et de la parole libre, je souhaite continuer de les promouvoir. Et je souhaite pour cela rester en vie. Et je souhaite pour cela rester libre, maître de mes choix pédagogiques, dans des conditions matérielles qui permettent de travailler. Et je refuse donc de devenir l’otage d’un costume de héros ou de martyr taillé pour moi par des aventuriers sans jugeote, sans cœur et sans principes – ces faux amis qui ne savent qu’encenser des profs morts et mépriser les profs vivants.

    suite de Christakis Georgiou

    Depuis plus de trente ans la France
    fait fausse route au sujet de l’islam
    · 18 oct. 2020
    · Par Farad KHOSROKAVAR sociologue à l’EHESS
    · Blog : Le blog de farad123
    Depuis trente ans, l’échec de l’Etat face à l’islamisme a été à chaque fois plus visible.

    Depuis plus de trente ans, la France fait fausse route dans sa politique au sujet de l’islam. Les mesures législatives et administratives prises font l’impasse avec cette religion et au travers de cette politique on entrevoit une transformation majeure de la laïcité qui, d’un système de sauvegarde de neutralité de l’Etat s’est insensiblement muée en une religion civile dont les normes sacrées entrent en collision avec celles de l’islam.

    Il est temps de revoir du fond en comble cette politique dont les résultats sont contre-productifs sur plusieurs plans : elle cause l’aliénation de la grande majorité des musulmans, pratiquants ou sécularisés, qui se sentent visés à chaque fois un peu plus par une législation de plus en plus restrictive, susceptible de les stigmatiser en raison de leur religion ; elle favorise par ailleurs le fondamentalisme en niant la diversité des comportements islamiques, notamment eu égard au voile, en lui assignant une signification figée.

    Pour montrer l’inconséquence de cette politique nous analyserons brièvement deux de ses aspects les plus notoires : le voile islamique et le salafisme.

    Le voile islamique

    La France est le pays qui a mis en place les mesures législatives et administratives les plus nombreuses et les plus restrictives dans le monde occidental. Pourtant, force est de constater que cela n’a pas empêché la démultiplication du voile et l’attrait qu’il exerce sur les jeunes femmes, d’origine musulmane ou converties. On reproche au voile d’être le symbole du patriarcat, de la domination masculine, de la régression du statut de la femme, de marquer le refus de la modernité française et de s’opposer à la laïcité par son caractère ostentatoirement prosélyte.

    Ainsi, on en est venu insensiblement à identifier le voile et le fondamentalisme islamique alors que la recherche universitaire montre bien qu’il n’existe pas un seul type de voile mais au moins trois : le voile personnel, le voile fondamentaliste et le voile traditionnel. Ce dernier est porté surtout par des femmes âgées qui préservent la culture musulmane traditionnelle, en voie de disparition.

    Le voile individuel est celui de jeunes femmes qui réclament son port afin de se conformer à ce qu’elles considèrent comme un rapport personnel entre elles et Dieu. Il n’a aucune visée hégémonique ni ne procède d’aucun prosélytisme. Le voile fondamentaliste (qui inclut une grande partie du voile intégral) est celui qui réclame le droit de s’affirmer tel dans l’espace public en donnant la priorité absolue aux normes religieuses sur celle de la République.

    Parmi ces trois types de voile, seule la traditionnelle est fondamentalement « patriarcale ». Le voile individuel ne l’est en rien et les femmes qui le portent peuvent fort bien épouser les normes républicaines au sujet de l’égalité du genre. Le voile fondamentaliste est paradoxalement le plus antirépublicain sans être pour autant patriarcal puisque ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui prennent l’initiative de le porter, en cherchant par la suite un mari fondamentaliste dans une attitude qui est celle des prosélytes en quête de nouvelles valeurs, souvent de manière provocatrice, contre une société anomique qui n’apporte pas de sens à leur vie.

    La politique de l’Etat a consisté à exclure le voile de l’espace public et surtout, par des séries de mesures coercitives, à le discréditer, voire le stigmatiser autant par les lois que par des actes de dénonciation culturelle (tel ministre qui déclare le voile inacceptable en France, tel maire qui interdit le burkini sur la plage…).

    Le résultat est des moins probants comme on le constate quotidiennement.

    La bonne politique, disons-le d’emblée, aurait consisté à légitimer le voile individuel contre le voile fondamentaliste. Une grande partie des jeunes femmes qui portent le voile (en fait le foulard) sont d’accord pour souscrire à une version « républicaine » du foulard. Elles reconnaissent l’égalité du genre, rejettent la polygamie, dénoncent les entorses aux droits des femmes, bref, elles auraient pu constituer les « hussardes noires » de la République contre les porteuses du voile fondamentaliste.

    Elles auraient même pu porter dans des occasions solennelles le foulard tricolore en témoignage de leur adhésion aux valeurs fondamentales de la République. Au lieu de les encourager à rejoindre la République contre celles et ceux qui veulent instaurer le tout-religieux on les a aliénées, en leur déniant la faculté d’être des citoyennes à part entière. Elles sont soupçonnées de nourrir de noirs desseins fondamentalistes au sujet de la laïcité et dès lors, rejetées dans l’illégitimité et dénoncées comme n’étant pas de vraies Françaises.

    La conséquence en est le renforcement de la cause fondamentaliste : ses partisans dénoncent un Etat et une société qui rejettent l’islam non pas dans ses excès, mais dans sa totalité.

    Les porteuses du voile individuel n’ont pas pu pleinement participer aux manifestations contre les attaques djihadistes en France parce qu’elles craignent d’être prises à partie par les autres manifestants et un Etat qui identifie le voile à une attitude anti-laïque.

    Plus on restreindra le voile et plus le fondamentalisme musulman en sortira revigoré.

    Il faut plutôt accepter « le foulard républicain » en donnant l’occasion aux femmes musulmanes de se mobiliser contre le voile fondamentaliste et cesser de les discréditer et de les refouler dans le giron des fondamentalistes.

    Bref, l’Etat doit promouvoir un islam progressiste non pas en stigmatisant le foulard, mais en favorisant celles qui, tout en le portant, souscrivent de plein gré aux normes républicaines, à savoir l’égalité du genre, le refus du prosélytisme, de la polygamie et la reconnaissance du droit des femmes à choisir d’être voilées ou ne pas l’être. Bon nombre de ces femmes voilées souscrivent pleinement à l’idée de la liberté du port du voile par les autres femmes. On peut les encourager à défendre le droit de porter le voile ou de ne pas le porter, en Europe ou en terre musulmane.

    Le salafisme

    Quant au salafisme, la nouvelle vision du « séparatisme » marquera dans l’avenir ses limites.

    Certes, restreindre l’enseignement à domicile est une mesure de bon sens, ainsi que d’autres décisions au sujet de l’enseignement religieux. Mais l’essentiel est ailleurs.

    Le salafisme prospère surtout dans les quartiers d’exclusion où la ségrégation religieuse (entre 70% et 90% de musulmans) va de pair avec un taux élevé de chômage, de pauvreté, de délinquance et d’absence d’horizon d’espérance.

    Dans une France où les musulmans constituent 6 à 8 pourcent de la population, ces quartiers présentent une grande anomalie : ils cumulent l’exclusion sociale et la concentration culturelle et cultuelle de populations à qui on dénie le droit à la mixité sociale: étant mis ensemble en cercles clos et séparés des autres, ils ne peuvent pas entrer en contact avec la population de culture française laïque, ils inventent entre eux une sous-culture où la pratique des comportements laïques n’existe point, sauf à l’école publique (mais le travail des enseignants surchargés est contrecarré par l’ambiance du quartier et l’absence de relais significatif avec la société globale).

    Par la suite, on leur reprochera d’être antirépublicains alors que l’occasion de se socialiser selon le modèle républicain ne leur a pas été accordée. Dans leur vie quotidienne ils ne rencontrent pas de « Français », leur mode de sociabilité s’en ressent et il leur faut un effort surhumain pour se créer un avenir dans la société.

    Beaucoup, découragés et harcelés par une logique de suspicion mais aussi, démunis face une société dont ils ne maîtrisent pas les formes de comportement (on ne leur a pas offert l’occasion de s’y adonner) et qui stigmatise leur quartier et leur habitus (perçu souvent comme agressif et désocialisé, ce qui est en partie vrai).

    Le discrédit que jette la société sur l’islam fait le reste : ils se sentent délégitimés dans leur culture et dans leur existence globale et nombre d’entre eux adoptent une attitude de défi et de provocation vis-à-vis d’une société qui leur dénie la dignité et le droit à la mixité sociale.

    Le salafisme, dans ce cadre urbain et économique, est une tentative de s’affirmer contre ce sentiment de dépossession de soi, la délinquance et la déviance étant une autre possibilité qui leur est offerte. Une petite minorité échappe à ce dilemme et parvient à s’intégrer socialement et économiquement, mais la majorité est face à ce double choix marqué par la négativité.

    Le salafisme consiste à faire bande à part en inventant des normes restrictives et en les attribuant à Dieu face à une société qui les exclut au nom de la laïcité, c’est-à-dire, d’une attitude non-religieuse qui prend l’allure d’une forme néocoloniale de stigmatisation.

    Là où les jeunes se sentaient refoulés dans l’indignité, ils acquièrent une nouvelle identité par le biais du fondamentalisme religieux qui les rehausse à leurs yeux en rabaissant ceux qui les ont humiliés tout au long de leur existence dans des quartiers ghettoïsés.

    Que ce vécu des jeunes soit « excessif » et en partie distordue, nul doute, mais cet excès rejoint celui d’une société qui proclame des normes égalitaires de fraternité et qui les applique de manière à discréditer ceux qui n’ont malheureusement pas eu des « ancêtres gaulois » et qui se sentent marqués par un insensible refus de reconnaissance en tant que citoyens à part entière.

    La solution au salafisme est, pour faire court, le plan Borloo, projet certes dispendieux mais nécessaire, présenté il y a deux ans et refusé par l’Etat.

    Il faut mettre fin à la concentration de la population musulmane dans des ghettos et rendre possible une socialisation républicaine qui ne peut opérer que s’il y a une présence effective de la société dans ces structures urbaines doublement enclavées, tant sur le plan économique (l’exclusion sociale) que culturel (les ex-fils des migrants nord-africains et noir-africains).

    Évidemment le salafisme porte en lui une logique d’acteurs et sa forme de socialisation comme alternative à celle de la société globale attire ceux et celles qui souffrent de l’absence de sens dans la vie collective (l’anomie) mais aussi et en grande partie, de l’humiliation et de l’absence de solidarité collective (l’exclusion sociale).

    Il transforme une dynamique sociale en une autre, de nature religieuse, qui permet d’absolutiser le point de vue des exclus et de les déclarer supérieur à celui de la majorité laïque. Il permet d’inverser symboliquement la place du dominé et du dominant et de déclarer meilleur le premier en dénigrant le second.

    Malgré ses aspects indéniablement positifs, la politique du séparatisme est vouée à l’échec. Elle ne résoudra pas le problème du fondamentalisme et de la radicalisation.

    Depuis trente ans, l’échec de l’État face à l’islamisme a été à chaque fois plus visible, dernièrement par le nombre élevé de djihadistes français qui sont partis en Syrie (le double de l’Allemagne et de l’Angleterre, alors que la population musulmane n’est pas le double) ainsi que les attentats meurtriers qui ont beaucoup plus touché la France que les pays voisins, notamment en 2015 (quelques 300 morts par rapport à quelque dizaine dans d’autres pays européens).

    La France cumule une frontalité culturelle et cultuelle (la laïcité opérant de plus en plus comme une religion civile) et une structure urbaine (les « banlieues ») qui est beaucoup plus développée que dans les autres sociétés européennes (en Allemagne on trouve des quartiers pauvres, mais les nombreuses banlieues françaises n’y existent pas).

    Il faut donc mener tant sur le plan culturel (restituer à la laïcité sa fonction régulatrice et lui ôter sa sacralité de religion civile qu’elle a revêtue depuis quelques décennies) que sur le plan social (mettre fin à la ségrégation dans les quartiers populaires).

    Il est temps d’inverser la politique de l’Etat, mettre fin aux ghettos urbains susceptibles de devenir des ghettos islamiques dans leur grande majorité et en second lieu, reconnaître pleinement un islam légitime (notamment par la reconnaissance du foulard individuel) afin de mener efficacement, tant au niveau de l’Etat que de la société civile, la lutte légitime contre l’islamisme fondamentaliste et radical.

    Pour le dire abruptement, le séparatisme, si on veut être juste, est primordialement celui de la société et de l’Etat vis-à-vis des musulmans, plutôt que celui des musulmans vis-à-vis de l’Etat et de la société.

    Reposer ce problème en des termes nouveaux et mettre fin à la suspicion pesant sur les musulmans rendra plus aisée la solution où la société civile et en son sein les musulmans interviendront dès lors activement pour barrer la route au fondamentalisme et à l’extrémisme religieux. Cela ne se fera que si, d’une part on réhabilite l’islam individuel pour rendre possible son affrontement contre l’islam fondamentaliste et en second lieu, on met fin à la ségrégation sociale dans des quartiers enclavés, lieux privilégiés du développement salafiste.

    F Kh

    Je suis d’accord avec ce texte dans son ensemble. Il pointe clairement la responsabilité de la question sociale : « Il faut mettre fin à la concentration de la population musulmane dans des ghettos et rendre possible une socialisation républicaine », qui reste à mon sens la question principale. Ce ne sont pas les principes républicains qui sont absents de l’Islam, c’est ce sont les principes républicains qui sont refusés à une partie de la population qui se réfugie dans la dérive identitaire.

    Il me semble, par ailleurs, qu’il y a ici confusion entre salafisme et terrorisme. Le salafisme est un quiétisme, certes un fondamentalisme, mais qui ne se mêle pas de politique et encore moins d’assassiner des populations. Ce sont des religieux qui ont décidé de vivre leur foi en consacrant leur vie à Dieu dans le détachement de la vie matérielle.

    Le terrorisme intégriste, autrement dit le passage à l’acte qui amène un jeune à préméditer l’action de trancher la tête d’un enseignant, de porter une ceinture d’explosifs ou de mitrailler le comité de rédaction d’un journal satirique, est d’une toute autre nature. Il implique un véritable endoctrinement qui n’a plus rien à voir avec les préceptes religieux de l’Islam même salafistes. D’ailleurs, quand ces jeunes se font arrêter que l’on essaie de leur expliquer que leur comportement est en contradiction avec le Coran, ils vont jusqu’à réponde pour certains : « je m’en fous du Coran ».

    C’est pourquoi la communauté musulmane ne peut rien contre le terrorisme. Penser comme Farad Khosrakavar que « les musulmans interviendront dès lors activement pour barrer la route au fondamentalisme et à l’extrémisme religieux » est, me semble-t-il, faire une erreur d’interprétation. Elle relève d’un idéalisme qui laisse d’abord entendre que la religion pourrait raisonner une population dont les motivations reposent essentiellement sur un malaise social. Ensuite, cela sous-entend que les musulmans actuellement n’interviennent pas assez activement et pourraient être un rempart contre l’intégrisme. Le seul rempart contre le repli identitaire qu’il soit religieux ou nationaliste, c’est l’application des principes républicains au cœur du socialisme, l’égalité sociale et l’inclusion démocratique, certainement pas la religion.

    Amicalement

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