Le menuisier et la poussière de bois

Dans le bas de l’escalier de l’immeuble de la rue de la Paix où je viens visiter une des grandes bijouteries de luxe, il y a de poussière partout, d’ailleurs cela me prend à la gorge et me fait tousser. Un homme, jeune, une trentaine d’années ponce d’immenses panneaux de bois, lui-même est couvert de poussière de bois claire, il en a sur les cheveux, jusque sur les sourcils, dans les oreilles. Il décape toute l’entrée, les moulures seront déposées et reposées, tout sera repeint. Ce sera magnifique.

Mais pour l’heure, l’homme n’a pas de masque, pas d’aspiration à la source de sa ponceuse, il transpire, halète sous l’effort, il en prend plein les poumons. Bien entendu, c’est un immigré – qui se révélera Kurde quand je lui poserai la question. Il me présentera une autorisation de travail datée, bien froissée, toute tâchée de sueur. Justement son patron arrive, un Kurde lui aussi. Je leur demande pourquoi il n’a pas de protection, ils me regardent tous les deux, en fait ils n’y ont jamais pensé, font des gestes d’impuissance, n’en ont pas, cela leur semble même impensable comme problème.

Ils sont deux dans leur entreprise et ce sont deux frères, ils doivent ramer toute leur journée, très difficilement, pour survivre et pour trouver quelques « marchés » comme ceux-là. Alors quand ils ont un boulot, ils le font vite et sans rechigner, leur santé est le cadet de leur souci. Leur donneur d’ordre doit être un gérant richissime de l’immeuble qui a sûrement dû les prendre au plus bas prix. Ils viennent d’une lointaine banlieue pour redorer le hall de la plus grande rue du Monopoly.

Que leur dire ? Je me suis présenté comme inspecteur du travail, ils se regardent, ils me craignent, à tort. Je lui demande s’il est menuisier, il hausse les épaules, et avec un fort accent, difficile à comprendre : « - Oui, ça et bien d’aut’s choses ». J’explique qu’il lui faut se protéger : ça, il entend, ça le fait sourire, gravement d’ailleurs, mais son regard reste sceptique. Je dis «  – Cancer ! »

« Cancer, oui, c’est le cancer qui attaque les menuisiers, cancer de la gorge et des sinus, la poussière de bois, c’est cancérigène ». Je le sais, mon père, René Filoche, menuisier sédentaire, quand il y en avait encore, à la SNCF, est décédé d’un cancer de la gorge, toute sa vie, il avait respiré sans protection, de la poussière de bois.

Les deux frères kurdes se regardent : qu’est-ce qu’ils ont à faire avec le cancer, pour l’heure c’est l’assiette du soir qui les motive. L’un me remercie, dubitatif. Je fais un signe avec ma main : un masque. Un masque au moins sur le nez. Mais serait-ce suffisant ? les EPI (Equipements de protection individuels) c’est rarement la meilleure solution. C’est comme en droit du travail, il vaut mieux des solutions collectives. Un aspirateur lié à la ponceuse ? A la source ? Mais ils n’ont que cette ponceuse-là et il faut qu’ils finissent dans la journée, ils ne vont pas rechercher un matériel improbable en Seine et Marne. Pas le choix.

Je regarde la main du menuisier : il a deux doigts raides visiblement accidentés. Cela me tire une bouffée que je réprime vite :  mon père était rentré, blessé un soir à la maison, je m’en souviens encore, il sortait de l’hôpital, la lame du rabot avait rebiqué sur la meule et lui avait coupé deux tendons de la main, la chirurgie réparatrice étant limité pour un ouvrier des années 50, il en avait gardé la trace toute sa vie, avec le major et l’auriculaire qui ne pouvaient plus se plier que très légèrement.  Je fais un signe à l’ouvrier kurde, en montrant sa main, et je l’interroge du menton : il me fait un bon sourire et me marmonne une explication avec une gestuelle : «  – Meule, meule, ciseau, accident, coupé, coupé, là, coupé… »

Gérard Filoche

One Commentaire

  1. Ben
    Posted 30 septembre 2010 at 11:09 | Permalien

    Vous avez Monsieur bien compris le malheur des pauvres gens dont le travail certes vital va aussi devenir leu bourreau mais trop peu de gens se soucient de cet aspect et c’est sur que ce cas là ne sera pas le problème qui permettra de faire reculer le pouvoir sur cette réforme injuste des retraites.

Déposer un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera jamais transmise.

*