Pour Historia : quel est l’homme du 20 °siècle ? Jules Durand

La revue Historia m’a sollicité pour un article répondant à la question  quel est l’homme du 20° siècle selon vous ?  J’ai envoyé ce texte,  et une version du même plus réduite.

A mes yeux, c’est Jules Durand.  Un modeste charbonnier du Havre. Oublié aujourd’hui alors qu’il fut une très grande figure nationale et internationale du mouvement ouvrier français du XX° siècle.

J’ai découvert sa vie et son histoire, alors que j’avais moi-même 20 ans, au milieu des années 60, à travers la belle pièce d’Armand Salacrou « Boulevard Durand » lorsqu’elle fut jouée au « Petit théâtre » de Rouen, rue des Carmes.

Elle m’est furieusement remontée à la gorge en juin 2016, alors que j’assistais à l’une des nombreuses et magnifiques manifestations au Havre, contre la scélérate loi El Khomri.  2500 dockers, gilets rouges, étaient là, en carré, en force, bras croisés, tambours en tête, derrière leur banderole, résolus et impressionnants. Ils ne savaient pas encore que deux d’entre eux seraient, à tort, interpellés par la police de Manuel Valls au petit matin, ce Premier ministre qui traita, depuis l’Arabie saoudite, les grévistes d’Air France de « voyous », en septembre, les grévistes d’Air France accusés d’avoir bousculé des policiers qui leur barraient le chemin.

Il n’en fallait pas plus pour raviver mes propres souvenirs : mon père était chaudronnier-menuisier au dépôt de Rouen, j’avais 8 ans, je le revois rentrant à la maison, en août 1953, choqué, alors que les CRS avaient « gazé » les cheminots manifestant à hauteur du Champ des Oiseaux.

 

 

 

 

Jules Durand, né en 1880, secrétaire du syndicat des dockers charbonniers du port du Havre, a été la victime tragique, symbole et martyr, d’un spectaculaire crime social, de ce qui reste comme la plus grande manipulation anti ouvrière de la Justice en France.

Le transport du charbon par mer (sea coal) avait au début du XX° siècle un caractère stratégique. La Seine Inférieure était le département qui en importait le plus, à partir des Iles Britanniques, via le port du Havre ; les négociants, armateurs et compagnies Evan Thomas Radcliffe, Cory and Son, Tinel, Worms et cie, et la « Transat » (Compagnie Générale Transatlantique) étaient puissamment coalisées contre tout action ouvrière qui tentait de freiner leurs activités et profits. En octobre 1909, le « comité central des armateurs » se constitua et se dota le 8 mai 1910, d’une assurance pour contrer les grèves de marins et dockers.

Or la CGT au Havre était puissante et combative : dès le 15 aout 1900, elle imposait la journée de huit heures en deux vacations de quatre heures séparées par une pause de deux heures, temps marqué par la célèbre « cloche des dockers ».

Le métier de docker charbonnier consistait à porter des sacs ou paniers du pont des bateaux aux quais, ainsi que des opérations dans les parcs à charbon, ou dans les cales, spécialité la plus pénible dite « choulage ». Ces taches de coolies s’effectuaient avec des outils simples, sacs, hottes, cordes, poulies, passerelles, échelles, pelles. Le patronat mécanisait avec des pontons, des bennes, élévateurs, convoyeurs, diminuant le nombre et les possibilités de revendications des 600 charbonniers du port. L’apparition en 1910 du dernier engin mécanique géant, le « Tancarville », précipita la grève cet été-là.

Jules Durand fut élu secrétaire du syndicat des charbonniers par une assemblée générale qui établit un cahier de revendications le 16 août : révision des salaires, douches sur les quai, baisse du nombre d’heures de travail pour compenser l’arrivée de la machine, respect du repos hebdomadaire. Les négociants importateurs de charbon répliquèrent par un lock-out, activèrent le Tancarville, et importèrent des « jaunes » pour y travailler.

La grève dura du 17 août au 14 septembre (dans une année, 1910, où il y eut 1502 grèves d’une durée moyenne de 12 jours).

Jules Durand, 30 ans, fut arrêté le 11 septembre, avec pour objectif de briser cette grève, par une machination de la « Transat » et de la police. Le prétexte fut qu’il y avait eu la veille au soir, quai d’Orléans, une rixe entre gens alcoolisés, et qu’un contremaitre, par ailleurs « un renard », un « jaune », Louis Dongé, alors qu’il y agitait un revolver, avait été désarmé par les trois hommes qu’il menaçait, frappé, sa tête avait cogné le sol, et il était décédé le lendemain d’une fracture du crâne. Jules Durand, leader syndical de la grève en cours, membre de la ligue des Droits de l’homme et de la Ligue antialcoolique, n’était même pas là, mais il fut accusé de « responsabilité morale » du décès de Dongé, et jugé en moins de deux mois, avec une instruction bâclée, des faux témoins payés par les patrons de la Transat,  et, bien que défendu par un jeune avocat de 28 ans, René Coty, et la Cgt, il est condamné le 25 novembre 1910, au terme d’un procès inique, à la guillotine (tandis que les assassins directs du contremaitre sont envoyés au bagne).

 

Commence son calvaire : Jules Durand tombe en syncope lorsque la sentence est rendue, il est transféré dans l’horrible cellule des condamnés à mort, à la prison de Rouen (« Bonne Nouvelle »), isolé, camisole de force, fers aux pieds et aux mains, lumière permanente mais affublé d’une cagoule noire quand il sort. C’est là que, sous les coups de la maltraitance, il perd la raison. Après un rejet de son pourvoi le 22 décembre 1910, il est partiellement gracié le 31 décembre. La peine de mort est commuée en sept années de prison. La campagne pour sa libération et sa réhabilitation s’amplifie, Jean Jaurès, en tête, l’indignation soulève, dans le monde entier, ses frères, les salariés,  mais aussi les militants des droits de l’homme, les intellectuels, et plus largement les démocrates.

Mais Jules Durand, s’enfonce dans les ténèbres dont il ne sort pas même dans les six semaines de liberté accordées à partir du 16 février 1911. Quand il sera vraiment libéré, il est trop tard : devant tant d’injustices, de souffrance endurées, de désespoir, sa raison l’a quitté. De l’hôpital Pinel du Havre, à Sainte-Anne à Paris, la folie le ronge, il ne saura ni l’annulation de ses condamnations ni le 15 juin 1918 son acquittement définitif, par la Cour de cassation. Il meurt, oublié de presque tous, à l’Hôpital psychiatrique de Quatre-Mares à Sotteville lès Rouen, le 20 février 1926.

Jules Durand a été triplement victime d’une machination judiciaire destinée à briser l’action syndicale, fatale pour sa santé et sa vie, d’un procès inique dont tous les rouages sont, depuis, connus dans le détail, et d’une absence de réparation et de condamnation de la Transat et des organisateurs des faux témoignages, les ingénieurs Ducrot et Delarue, clairement identifiés depuis.

Dans le prologue de la pièce d’Armand Salacrou, jouée au Havre pour la première fois en 1961, le prologue est un cri : « Or ton histoire, Durand, qui fut vivante, recommence à vivre tous les jours, à toutes les heures, à travers le monde sous de nouveaux costumes, dans d’autres villes, avec de nouveaux visages ; dans la ville où tu as souffert, un boulevard porte ton nom, « Boulevard Durand ». On honore ton souvenir. »

Gérard Filoche

 

Pour honorer Jules Durand, en plus de la pièce de Salacrou (1961), il faut notamment lire « L’affaire Quinot » d’Emile Danoen, (1951), « Un nommé Durand » d’Alain Scoff (J.-C. Lattès, 1984), « Les quais de la colère » roman de Philippe Huet (Albin Michel, 2005), « Jules Durand, un crime social et judiciaire » (L’Harmattan, 2015) par John Barzman et Jean-Pierre Castelain.

 

9 Commentaires

  1. ErikleRouge
    Posted 14 avril 2017 at 1:33 | Permalien

    « …en août 1953, choqué, alors que les CRS avaient « gazé » les cheminots… » – je ne savais pas que les CRS utilisaient du gaz lacrymo avant les années 60 !

    merci pour cet article – on devrait tellement aujourd’hui réhabiliter ce que furent les combats ouvriers qui ont forgé l’histoire et la conscience politique de ce pays !

  2. Posted 14 avril 2017 at 9:46 | Permalien

    c’était lors de la grande grève de l’été 1953 cheminots et postiers
    le « champ des oiseaux » est pas loin du dépôt Sncf dit de Rouen-orléans où travaillait mon père

  3. CLAUDE MIMET
    Posted 14 avril 2017 at 12:13 | Permalien

    Évidemment ceux qui porte Marine dans leur coeur devraient dessiner avec un gros feutre un coeur sur leurs bulletins.

    Merci de rappeler ces faits de l’histoire Mr Filoche

  4. Médusa
    Posted 15 avril 2017 at 1:36 | Permalien

    Hors-sujet, mais puisque l’on parle histoire j’en profite : auriez-vous par hasard, vous ou votre courant, écrit un texte analysant les erreurs sous le premier mandat de Mitterrand, particulièrement de 81 au « tournant de la rigueur » ?

  5. Corinne
    Posted 15 avril 2017 at 13:35 | Permalien

    SOMME : les proches de Gérard FILOCHE (PS) appellent à voter Mélenchon dès le 1er tour

    Nous relayons ici l’appel de Jean-Jacques Chavigné, militant socialiste picard bien connu à Amiens, paru dans la revue « Démocratie & Socialisme » qu’il anime avec l’ancien Inspecteur du travail et membre du Bureau National du PS Gérard Filoche, avec qui il a notamment écrit le remarquable ouvrage « SOS Sécu » :

    Pour permettre à la gauche d’être au second tour :

    Benoît Hamon devrait se désister en faveur de Jean-Luc Mélenchon

    Par Jean-Jacques Chavigné

    « J’ai milité pour des primaires de toute la gauche et des écologistes, allant du président de la République à Jean-Luc Mélenchon. J’ai persévéré dans cette voie après que François Hollande ait jeté l’éponge.

    Bien que mon candidat, Gérard Filoche, ait été éliminé de la primaire de la gauche, sous le prétexte de règles de parrainage à géométrie très variable, je suis allé voter à la primaire. Au 1er tour, j’ai glissé un bulletin Arnaud Montebourg dans l’urne, après avoir appelé à voter pour ce candidat. Au second tour, j’ai appelé à battre Valls, et j’ai glissé un bulletin Benoît Hamon dans l’urne après avoir appelé à voter pour ce dernier.

    Fort de la victoire de Benoît Hamon et de sa promesse de proposer l’unité à Jean-Luc-Mélenchon, j’ai milité pour une candidature unitaire de la gauche sur un programme commun, déjà en grande partie écrit par les deux candidats, tant leurs convergences étaient grandes.

    J’estimai, alors, que le candidat à la présidence de la République devait être Benoît Hamon et que Jean-Luc Mélenchon devrait être Premier ministre. Pourquoi ? Parce que Benoît Hamon l’avait emporté dans une primaire à laquelle avait participé plus de 2 millions d’électeurs de gauche et que sa position, plus centrale au sein de la gauche, me paraissait faire de lui le plus apte à unifier la gauche et à incarner le « vote utile ».

    J’ai, en même temps, écrit de nombreux articles pour décortiquer les programmes de François Fillon et de Marine Le Pen. Pour montrer, aussi, en quoi le soi disant candidat « et de droite et de gauche », Emmanuel Macron, était un candidat de droite, un néolibéral de la plus belle eau, cherchant, à grand peine, à le dissimuler sous une peau d’agneau, pourtant taillée à sa mesure par les médias dominants.

    Deux faits m’ont amené à changer d’avis, concernant la forme que prenait l’unité de la gauche.

    Le premier est le peu de succès des lettres, des pétitions et des rassemblements en faveur de l’unité des deux candidats de gauche, alors que 75 à 78 % des électeurs de gauche souhaitent un candidat commun.

    Le second est la montée en puissance de Jean-Luc Mélenchon dans des sondages de plus en plus fiables au fur et à mesure que s’approche le scrutin du 1er tour. En une semaine, Jean-Luc Mélenchon atteint 19 % des intentions de vote, fait jeu égal puis dépasse François Fillon, alors que Benoît Hamon se retrouve à 9 %.

    J’ai alors compris que les électeurs de gauche avaient parfaitement conscience des enjeux du scrutin et qu’ils ne voulaient pas subir pendant cinq ans les attaques de l’extrême droite ou de la droite, que cette dernière porte le visage de Fillon ou celui de Macron.

    J’ai compris, également, que ces électeurs avaient parfaitement conscience qu’avec deux candidats à 12 ou 13 % au premier tour de la présidentielle, la gauche n’avait pas la moindre chance d’être au second tour. Le nombre d’électeurs socialistes déplaçant leur intention de vote de Benoît Hamon vers Jean Luc Mélenchon progresse. Les électeurs de gauche sont donc en train d’imposer, à leur façon, dans les faits, avec une rare intelligence et avec le seul moyen dont ils disposent (leur bulletin de vote) un candidat unique de la gauche qui n’était pas le mien : Jean-Luc Mélenchon.

    Ce qui m’importe, au total, dans cette élections décisive, est qu’un candidat de gauche soit au second tour, batte Marine Le Pen et emporte la présidentielle.

    Je suis donc bien obligé de constater que les 9 % dont Benoît Hamon est crédité dans les sondages ne serviront à rien. Jean-Luc Mélenchon est devenu le « vote utile » à gauche. Il suffirait que la moitié des électeurs de Benoît Hamon votent pour Jean-Luc Mélenchon et ce dernier serait au second tour, en passe d’emporter la présidentielle.

    Je suis donc obligé de tirer la seule conclusion qui s’impose : Benoît Hamon devrait se désister en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Et il devrait le faire de tout urgence pour créer une dynamique de rassemblement de la gauche, ramener à gauche tous ceux qui, en désespoir de cause, voulaient voter Macron pour faire barrage à le Pen et encourager à retrouver le chemin du vote tous les électeurs de gauche qui s’abstenaient depuis 2013. »

  6. Posted 15 avril 2017 at 14:22 | Permalien

    « mai 68 histoire sans fin » ed flammarion puis Gawsewitch

  7. cyril
    Posted 15 avril 2017 at 17:29 | Permalien

    Comme quoi, le mouvement ouvrier n’a pas réussi à rompre l’exploitation et l’aliénation au travail capitaliste. Et cela ira de pire en pire étant donné que ce système se délite petit à petit tant du point de vue humain que de la Vie sur la planète.

    Il n’ y aura jamais d’émancipation et d’auto-détermination dans le système capitaliste, donc l’économie, donc le diktat de la marchandise, du travail vénéré comme un dieu, de la valeur et de l’ argent. L’ Etat est le garant de cet exploitation et de l’aliénation au travail.

    La démocratie dite libérale, de droit, n’est rien d’autre que la servitude volontaire.

    Il y a bien d’autres exemples d’ injustices.

    Nos pays prétendûment développés ont construit leurs puissances sur la grande majorité de l’ Humanité et ce n’est pas fini.

    Je ne sais pas si un jour les exploités comprendront l’absurdité de ce système qui ne nous demande pas de faire quelque chose réfléchi, maîtrisé.

    Nous ne sommes que des rouages de ce système où nous n’existons tout autant que nous sommes rentables et solvables; c’est à dire producteur de plus-value et consommateurs pendant nos périodes de prétendus « loisirs » qui ne sont que la continuité du système d’exploitation et d’aliénation.

  8. Posted 18 avril 2017 at 20:46 | Permalien

    Tournez vous donc vers le futur, plutôt que de rester englué dans votre passé, le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui du passé, c’est ce que vous n’avez jamais réussi à comprendre…

  9. Posted 18 avril 2017 at 23:12 | Permalien

    sans passe pas d’avenir
    c’est pourquoi je viens de passer deux mois a écrire « la révolution russe racontée aux enfants »
    presque fini pour octobre 17

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