Mai ouvrier UNE BALLE CONTRE UN CAILLOU Pierre Beylot

En Mai, les CRS n’ont pas tiré à balles sur les étudiants de Paris. Mais ils ont tiré à balles sur des ouvriers de province. Deux ouvriers en sont morts. D&S n° 55 a choisi de commémorer Mai 68 en interviewant Yolande, la femme de l’un de ces deux ouvriers, mort à 22 ans, près de Peugeot Sochaux à Montbéliard : trente ans après, elle nous dit en mots simples ce qu’elle a vécu.

D&S : Comment avez-vous appris le drame ? Comment avez-vous appris que votre mari a été tué ?

Yolande Urbain : J’étais ouvrière coiffeuse, je travaillais lorsque j’ai entendu le matin à la radio chez ma patronne, qu’un jeune homme venait de mourir, cage thoracique enfoncée. Je plaignais la famille. Le midi lorsque je suis sortie du salon de coiffure, pour faire mes commissions, des amis m’attendaient et sont venu au-devant de moi en me disant : « Yolande, ils ont tué Pierre. » Alors que la famille que je plaignais c’était donc moi, puisque c’était mon mari qui était tué par une balle de CRS.

D&S : Vous avez dit que les CRS avaient pris peur et tiré dans le tas. En savez-vous un peu plus sur ce qui s’est passé ?

Y.U. : Ce que j’ai entendu devant l’intensité des manifestants, les CRS n’avaient pas le droit de dégainer, ils ont retiré l’arme de la ceinture et ont tiré dans le tas et mon mari était baissé, (c’est ce qu’a témoigné son meilleur ami à la police, il a dit que mon mari était baissé pour ramasser un caillou, pour le lancer aux CRS). Alors il a été touché dans cette position baissée, à l’épaule gauche. Il a été transpercé en diagonale, la balle lui a traversé cœur et poumon. On venait de faire une assurance-vie, moi j’ai fait un procès, mais à cause de ce copain, disons, que ça a tout fichu en l’air et que l’assurance vie n’a pas payé. Il aurait pu dire à la police que mon mari était en train de lacer sa chaussure. Alors, bien sûr il a été considéré comme un manifestant, ça a fichu mon assurance-vie en l’air. Et lorsque j’ai intenté un procès contre l’État, l’État s’est retourné contre la ville de Monbéliard, ça a duré 8 ans de procédure.

D&S : Quelles ont été les réactions dans la ville, des partis politiques locaux, des syndicats, des jeunes en général ?

Y.U. : Eh bien moi je travaillais, j’ai appris le drame et puis je suis revenue dans ma famille, mon mari n’était pas syndiqué, mais j’ai beaucoup été aidée par les syndicats. À l’enterrement, il y avait des gerbes des syndicats d’Amérique. Ça a été un choc terrible à l’annonce du décès de mon mari et de celui de l’autre monsieur qui est décédé également mais pas dans les mêmes conditions, puisqu’il est tombé d’un mur pour ne pas recevoir des grenades offensives dont les CRS, en regagnant la brigade de Montbelliard à cinq heures et demie le soir se débarrassaient depuis leur camion. Alors ils jetaient ça sur les passants comme ça et ce monsieur, pour ne pas en recevoir une, pour ne pas avoir un bras ou une jambe arrachée, a eu un mouvement de recul, est donc tombé de ce mur sous les yeux de sa femme et il s’est fracassé le crâne. Il est mort à la suite de ça.

D&S : Votre mari n’était pas syndiqué, il n’était pas du tout impliqué dans les évènements ?

Y.U. : Oh non, il n’était pas syndiqué. En principe il n’était pas impliqué dans les grèves du tout. Il voulait quelque temps auparavant aller faire les piquets de grève pour se soutenir un peu et moi j’arrivais toujours à l’en dissuader et je lui disais non n’y vas pas et il arrivait à m’écouter. Mais le matin du drame, je travaillais, la petite n’était pas chez la nourrice, puisque mon mari était en grève, donc le papa gardait sa fille et à neuf heures et demie il est arrivé à l’endormir, il a enfourché sa mobylette. Arrivé à la gare de Montbéliard, sur laquelle il passait pour aller voir les gens, en curieux (de là partaient les manifestations), c’est là que ses copains lui ont dit : « Pierre tu viens avec nous. » Il a posé sa mobylette mais ans l’intention de manifester bien sûr, pour aller voir un petit peu avec ses copains, quoi. Et une fois arrivé là-bas, ça chauffait tellement… donc son camarade a dit qu’il ramassait un caillou. Un caillou contre une balle. À la suite de ça mes parents sont arrivés le soir, ils sont allés en gare chercher la mobylette, ils ne l’ont pas trouvée et ils sont donc allés au commissariat de police. Le commissaire leur a dit : « Qu’est-ce que c’est cette histoire-là ? Un règlement de compte entre copains ? » Comme c’était un camarade à lui qui avait tiré, il voulait bien sûr ne pas dire que c’était un policier. Mais je n’ai jamais vu ce CRS de mes yeux, je n’ai jamais su son nom. La seule chose que j’ai sue, sa seule punition, c’est que de la brigade de CRS de Lyon, il a été muté dans le midi. Ce que je dis tout le temps et que ma fille dit tout le temps aussi, c’est que mon mari a été tué par un CRS qui n’a jamais fait un seul jour de prison, alors que ç’aurait été un ouvrier comme mon mari qui avait tué ce CRS, il serait peut-être en prison encore à l’heure actuelle.

D&S : Chez Peugeot les grèves avaient-elles démarré avant ce mouvement national ?

Y.U. : Moi je crois que ce qui a fait mal à ces évènements chez Peugeot, c’est que la ville de Montbéliard a fait venir les CRS. Sans eux, je pense que ça n’aurait pas été si dramatique.

D&S : Quelles étaient les revendications à l’usine Peugeot avant la grève générale ?

Y.U. : Vous savez mon mari était ouvrier, moi j’étais ouvrière, on avait une petite vie tranquille, mon mari bien sûr se plaignait que les paies n’étaient pas très fortes, oui c’était pour les hausses de salaires, mais vous savez moi je n’ai vécu que deux ans là-bas. Après il y a eu ce drame.

D&S : Avez-vous senti un défaut de communication entre les ouvriers et l’encadrement ?

Y.U. : Par exemple, mon mari se plaignait d’un chef qui promettait toujours de s’occuper de lui. Mon mari aurait voulu suivre des cours, il aurait souhaité évoluer un peu. Enfin, on a été marié deux ans, on s’est marié en mai 66 et j’ai été veuve en juin 68 avec une petite fille sur les bras. J’ai reproché un peu par la suite qu’on ne m’avait pas non plus guidée au point de vue social, me dire les droits auxquels je pouvais prétendre par exemple. Longtemps après, j’ai su que j’avais droit à une allocation d’orphelin, lorsque je l’ai demandée, on me l’a refusée parce que j’avais un petit salon à moi.

J’avais le droit a rien du tout, puisque j’étais installée à mon compte. Longtemps après on m’a dit : « Madame Beylot, il faut demander aux allocations familiales, maintenant il n’y a plus de plafond. » Ils m’ont fait un dossier, mais ils ne m’ont pas donné l’arriéré. Au début bien sûr, j’étais jeune et je ne savais que faire, alors c’est mon papa qui m’a conseillé d’intenter un procès. Je suis allée sur Paris et j’ai vu un avocat qui me demandait, c’était Maître Fleuriot, tout de suite 8 000 F. Alors j’étais jeune, je n’avais pas beaucoup d’argent, c’est un collaborateur qui s’est occupé de moi et qui m’a dit : « C’est une petite affaire, ça va aller vite. » Or en fin de compte, ça a pris un tour politique et ça a duré huit ans en me demandant toujours de l’argent, de l’argent. À chaque fois que j’allais le voir je pleurais parce qu’il me demandait de l’argent.

D&S : Un peu avant est-ce que vous aviez vu les évènements qui se passaient à Paris, à la télévision ?

Y.U. : On avait une vieille télévision en noir et blanc qu’une tante nous avait donné, on l’avait fait réparer et on n’avait qu’une chaîne. On ne peut pas dire qu’on ait vraiment suivi les évènements. Nous étions sur place, mon mari me rapportait un peu ce qui se passait quand il travaillait, après il est parti, il n’est jamais revenu. Ce que je dis, c’est que c’est un garçon qui n’a pas eu de chance parce que c’était un homme fantastique, il n’avait connu ni père ni mère, il avait trouvé une mère nourricière à l’âge de 17 mois qui est devenue ma belle-mère par la suite. C’est vrai qu’il a été marqué dans sa vie, il était serrurier chez Peugeot. Nous avions lui comme moi 600 F, voilà les salaires que nous avions en ce temps-là et on s’en contentait en ayant une nourrice pour la petite. C’est les seuls amis de là-bas avec qui je sois restée en contact.

Ah oui, je veux rajouter, il y a eu un livre blanc, une enquête à Montbéliard, qui relate jour après jour et heure par heure, tout ce qui s’est passé. Non seulement il y a eu mon mari et l’autre monsieur de tués mais ce que l’on ne sait pas et qui est très triste aussi, des jeunes gens qui ont reçu des grenades offensives ont eu des pieds arrachés, des jambes coupées, des yeux crevés. Les gens ne savent pas que ça a tant chauffé. Les grenades offensives ce sont des armes de guerre. Sur le livre blanc il y a un jeune homme qui témoigne qu’il était au sol, en feu, il parvient à éteindre le feu de son pantalon et il allait se relever mais il ne pouvait pas car le tibia lui sortait de la jambe et il a vu tout d’un coup les CRS, la crosse du fusil levée se précipiter sur lui, pour l’achever comme un chien. Il est tombé dans les pommes et s’est réveillé à l’hôpital amputé d’une jambe. Il y a un tas de passages comme ça dans le livre blanc.

Propos recueillis par D&S en mai 1998

 

 

 

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