Gilets jaunes : avant tout un magnifique mouvement social

 

Une douzaine de livres viennent de sortir sur les Gilets jaunes. On sent le précipité dans l’écriture. D’autant que le mouvement est en cours, et que l’explosion est plutôt devant nous que derrière nous. Mais il ressort de ces ouvrages, qui reposent sur des enquêtes et des études universitaires, même quand leurs auteurs sont orientés à droite, que le mouvement réel est bel et bien orienté à gauche, comme nous le savions, à la GDS, depuis le tout début.

 

Pas besoin d’être grand clerc en effet pour le deviner : un mouvement social produit et exige du social au cœur. Dès que les masses rentrent dans l’action, ce n’est pas Le Pen qui récolte. Elle en est tout bonnement incapable. Ce sont les questions de salaires, d’emploi, de justice fiscale – bref, de partage des richesses – et de démocratie qui l’emportent. Et ça, c’est la gauche !

 

Un mouvement qui vient de loin

Quand la société est bloquée, l’explosion sociale intervient comme un séisme régulateur. Et la société est agressée depuis deux décennies. Depuis 2002, la droite exerce un pouvoir sans partage, et elle pille de façon rapace le travail pour le seul compte du capital.

Le salariat s’est appauvri, il a été surexploité et toutes les mesures sont allées dans un seul sens : blocage des salaires nets, allongement des durées du travail, pillage des cotisations sociales, diminution des pensions, casse du Droit du travail, accroissement de la précarité (contrats atypiques, temps partiel, intérim, CDD, contrats de mission, à la tâche…), affaiblissement de toutes les institutions représentatives du personnel salarié (CE, DP, DS, CHSCT, auxquelles on pourrait ajouter la médecine et l’inspection du travail, les prud’hommes, la Sécurité sociale, les mutuelles..).

À un moment donné cette succession de mesures réactionnaires se heurte à un ras le bol qui suscite une explosion. Nous y sommes.

La profondeur du rejet social du libéralisme a été telle que, sous Hollande, même le PS s’est en partie dressé contre lui – fait sans précédent dans l’histoire de la Ve République. Il fallu une succession de coups de forces pour imposer l’ANI, les lois Sapin, Rebsamen, Macron, et c’est par le biais du 49.3 que sont passés le CICE, et les lois El Khomri. En 2016, 30 % du PS et la majorité écrasante de la gauche ont manifesté quatorze fois, avec le soutien de 80 % de l’opinion, contre la scélérate loi El Khomri. En vain. Le pouvoir a été plus opposé au mouvement social que Chirac lui-même ne l’était en 1986, en 1995 et en 2006. Le trio Hollande-Valls-Macron n’a rien cédé. Hollande l’a payé cher, puisqu’il a été dans l’incapacité de se représenter. Valls a été balayé électoralement lors des primaires. Mais, divisée, la gauche, au sein et hors du PS, n’a malheureusement pas réussi à se doter d’un candidat unique.

 

L’explosion

C’est alors que Macron est arrivé « par effraction », comme il l’a lui-même reconnu. Et il s’est immédiatement attelé à aller beaucoup plus loin et plus vite que Sarkozy et Hollande dans la casse de notre modèle social. Il faut prendre au sérieux ses objectifs affichés : la « France start-up », une société « sans statuts », « post-salariale », « ubérisée ». Il s’agit là d’un programme libertarien en rupture totale avec le programme du Conseil national de la Résistance dont on fête les 75 ans.

Avec un parti en carton-pâte, mais avec l’appui de la finance, des banques, du CAC 40, du Medef et de 95 % des grands médias, Macron s’est lancé à l’assaut du pays. Il a commencé par donner le coup de grâce au Code du travail sans réaction majeure. Il s’en est ensuite pris à la SNCF, malgré la résistance des cheminots soutenus par une majorité de la population. Comme Valls en son temps, Macron se sent autorisé, face aux manifestants, à mentir, nier, masquer, refuser de négocier quoi que ce soit. Il menace même maintenant de tirer et tuer.

C’est alors qu’une partie du salariat qui n’avait encore jamais bougé s’est mise en mouvement. Comme si elle y était obligée. Comme s’il était impossible de faire autrement. C’est le produit de l’absence de frein, mais aussi de victoires syndicales ces dernières années. C’est le résultat de l’énorme trahison de la gauche officielle (assimilée dans son ensemble à Hollande). Un an de combats puissants en 2016 n’avait pas suffi ; Nuit debout, occupant les places des villes l’année suivante, non plus. De nombreux salariés du bas de l’échelle, les plus frustrés, les plus victimes de ces vingt années de régression sont entrés en action, en remplacement des syndicats KO, des partis de gauche éparpillés et divisés, face à Macron l’apprenti-sorcier.

Comme toujours, ce sont les profondeurs de la société qui se sont soulevées. La fameuse taxe carbone sur les carburants servit de détonateur. Depuis le 17 novembre 2018, nous sommes dans une crise sociale géante. C’est la majorité écrasante du pays qui s’est révélée avec les Gilets jaunes, parce qu’elle a toujours rejeté, sans savoir comment faire, ni y parvenir, avec des espoirs successifs trahis depuis des décennies, cet ordo-libéralisme impitoyable qui l’asservit, la surexploite et l’opprime férocement. Le rejet d’une écologie punitive, le lien entre « fin du mois » et la « fin du monde », l’exigence mêlée de défense de la planète et de justice sociale, l’ont vite emporté contre les pseudo-Verts cyniques et pillards, « à la de Rugy », appuyés par Total et Lactalis.

 

Face à la contre-révolution

La forme qu’a prise l’explosion est due à la violence sociale de Macron. La lutte de classes a fait un bond énorme en avant. C’est notre classe, le salariat, qui a bougé. C’est la venue à la conscience majoritairement, empiriquement, que « trop c’est trop » ! Ils sont trop riches là-haut et ils nous en prennent trop ! Il fallait bloquer. Il fallait se faire entendre de façon radicale, nouvelle, démocratique et spontanée. La dictature de la finance est devenue la plus fréquemment dénoncée : contre ceux d’en haut, de l’oligarchie, des riches, des politiciens corrompus, des menteurs qui ne comprennent pas le peuple !

Les banderoles, les tags, les panneaux, les slogans sont intarissables avec un sens tout à fait révolutionnaire de la formule : « Qui ne casse rien n’a rien », « Fin du moi, début du nous », « Fini le banquet des banquiers ? », « Plus de banquise, moins de banquiers », « Je veux dormir avec toit », « Le grand dégât », « Macron-Magnon », « Rendez l’ISF d’abord ! », « Google, paie tes impôts ! », « Nous déclarerons nos manifs quand vous déclarerez vos revenus », « Pas de Cartier pour les pauvres », « En plus des gaz, la poudre aux yeux »… Les Gilets jaunes s’inscrivent dans la longue histoire des « guerres des pauvres », des révoltes et des révolutions, à la suite des sans-culottes, des communards, des soixante-huitards.

Cette explosion révolutionnaire se concentre contre Macron, le mal élu, qui ne représente pas le peuple, et encore moins le salariat. Il n’a jamais travaillé et il hait le travail. Le capital est son maître, et ça se voit ! Macron n’est fort que du soutien de la finance et du patronat, mais il est faible car il est isolé socialement. Il a des pieds d’argile. Son « parti » n’a pas l’assise de la « vieille droite », ni même celle d’un PS qui peine pourtant à sortir de sa crise.

Macon incarne tout ce que des millions de citoyens en souffrance (50 % de salaires inférieurs à 1 700 euros, 9 millions de pauvres, 7 millions de retraités en dessous de 1 000 euros, 6 millions de chômeurs) ne peuvent plus supporter. Comme son but est de transférer les 500 milliards de salaire brut affectés aux caisses sociales pour les ventiler dans le budget courant de l’État, la violence de ses choix budgétaires se ressent cruellement.

 

Pathétiques pare-feux

Cette contre-révolution mise en œuvre par Macron est devenue insupportable pour la société et elle a provoqué un rejet qui stupéfie la classe dominante : cette dernière n’a d’abord eu que mépris pour les Gilets jaunes, considérés initialement comme de gentils « zozos », puis devenus d’affreux « jojos ». Du 17 novembre au 10 décembre, le pouvoir surpris a frémi, puis il a décidé de frapper un grand coup médiatique et ne rien changer, reculer en apparence pour continuer comme avant. Mais faire payer des « primes d’activité » à certains salariés par d’autres salariés, financer les heures supplémentaires de ceux qui en font par ceux qui n’en font pas, ne pas toucher aux symboles comme l’ISF, ne rendre aux retraités qu’une partie infime de ce qui leur avait été pris, cela ne pouvait pas prendre face à l’énorme soulèvement mûrissant sur les ronds-points. Le 12 décembre, une aide-soignante quarantenaire d’Avignon déclarait par exemple comme un défi : « J’ai plus appris en trois semaines qu’en trente ans de ma vie, on ne va pas lâcher maintenant ! »

Tout en s’agitant plus de 70 heures en direct sur toutes les chaînes de télé, dans des « débats » où il est le seul à parler, Macron s’isole et s’épuise, loin des réalités de la mobilisation qui se poursuit. Le summum dans l’échec fut atteint le 27 janvier, lors de la « grande manifestation » pro-Macron, conçue comme celle du 30 mai 1968 en soutien à De Gaulle…, mais qui ne rassembla que quelques centaines de participants ! Un autre bide ridicule eut lieu au Salon de l’agriculture où il lui fallut faire venir 200 figurants pour se protéger des autres visiteurs.

Le pseudo grand débat devait servir à gagner du temps, à occuper le terrain sans rien concéder sur le fond, pour user les manifestants et distraire leurs soutiens. Macron y frimait en parlant de tout, plutôt que de redistribution des richesses ! Ils pariaient tous que le mouvement ne passerait pas Noël ou que l’hiver l’épuiserait. Ils ont fait démonter un à un les ronds-points et les barrages. Ils se sont évertués à propager de basses calomnies. Tout a été essayé : antisémites, homophobes, fascistes, barbares, analphabètes, casseurs, voyous, black blocs… Mais la puissance du mouvement ne s’est pas relâchée ; il a résisté de façon courageuse. Les mensonges sur les chiffres réels de participants (divisés systématiquement par dix par le ministre de l’Intérieur) n’y ont rien fait.

 

Répression sans précédent

D’où une répression dont la violence est sans précédent depuis la guerre d’Algérie. Mine de rien, pour défendre Hayek, il faut forcément matraquer. Peut-être pas jusqu’aux extrémités et aux crimes perpétrés par Pinochet, mais le néo-libéralisme reste sans pitié, quelles que soient les circonstances. La violence policière a donc atteint des sommets avec des méthodes de barbouzes inqualifiables : 600 blessés graves, 9 000 arrestations, 4 000 condamnations. Tout a été utilisé : lacrymogènes, parcage, nasse, passages à tabac, LBD, grenades offensives, etc. La loi anti-manifestation a été durcie comme aux pires moments de notre histoire. La police a été autorisée à faire peur, la terreur étant censée limiter le nombre de manifestants. Au contraire du préfet Grimaud qui, en Mai 68, écrivait aux policiers : « si un policier frappe un manifestant à terre, il se frappe lui même », Castaner et Macron ont lâché cyniquement la bride à leur piétaille au point d’être condamnés par l’ONU, par l’UE et par toutes les institutions internationales de défense des Droits de l’Homme.

Le 16 mars, le « grand débat » s’est donc achevé. C’est un échec total, puisqu’il a mobilisé moins de 200 000 personnes. Mais Macron, parti à contre-temps au ski, réagit comme un apprenti-dictateur : refusant toujours de répondre socialement et politiquement, il annonce, illuminé, poussé par la droite, que ses propres exécutants ont été trop mous. Il les limoge et annonce que, le samedi suivant, il frappera encore plus fort qu’avant. Et peu importe le nombre de victimes…

 

Élargissement en vue

La puissance des revendications des Gilets jaunes se confirme par son audience majoritaire dans le pays : le soutien de l’opinion se situe entre 85 % et 55 %, ce qui constitue un record après quatre mois de matraquage médiatique sans précédent. Vu le tombereau de mensonges, de calomnies, d’attaques insensées déversées tout azimut pendant cette période, le fait que la popularité des Gilets jaunes soit restée majoritaire est « incroyable, mais vraie ».

La participation progressive des syndicalistes, les jonctions avec les manifestations plus « classique », les meetings communs jaune-rouge-vert, le soutien de quelques grands intellectuels, les débats publics ont contribué à faire pencher le mouvement à gauche, vers les revendications traditionnelles du salariat : des 42 revendications du 27 novembre aux douze mots d’ordre triés et hiérarchisés par 700 Gilets jaunes de Toulouse, de la plateforme de Commercy à celles rédigées dans la perspective de l’AG de Saint-Nazaire (les 5, 6 et 7 avril), on a un ensemble de mesures sociales positives. La radicalisation s’est faite en cours de route et dans le bons sens. La peur des « récupérations » s’est estompée. Les faux porte-parole propulsés par certains médias ont été obligés peu à peu de disparaître ou de se taire. Les pseudo-listes de Gilets jaunes ont fait flop. Le mouvement se structure, s’autogère et se cultive recherchant des racines, des cultures, des organisations ayant du savoir-faire. Les questions sont devenues : comment s’élargir ? que faire ? jusqu’où aller ? comment gagner tous ensemble ?

La violence – chacun l’a compris – nous place dans un étau ; le pouvoir s’en sert comme d’un épouvantail. « Qui ne casse rien n’a rien », rétorquent certains Gilets jaunes trop pressés d’en découdre. Il faut faire avec, mais tout en propageant l’idée que ce qui fait gagner, ce n’est pas la casse, c’est la masse. L’élargissement.

La caractéristique principale du mouvement des Gilets jaunes est d’ores et déjà sa durée : quatre mois ! Tous les historiens, tous les militants savent combien c’est long. Malgré le froid, les coups de matraque, la destruction des barrages, les condamnations à la chaîne, la peur orchestrée, le manque de moyens matériels, des dizaines de milliers de nouveaux militants sont nés ; cela n’aurait pu se faire si le mouvement des Gilets jaunes n’exprimait pas quelque chose de très profond. C’est ce que veulent masquer les Macron et Cie : ils ont perdu, mais ils veulent nier leur défaite idéologique et sociale et se déclarent prêts à tout. Jusqu’à tuer ?

« On n’a pas fait tout ça pour rien ! » « On ne va pas lâcher ! » : à tout moment, la tension est forte et le rebond possible. Ceux qui annoncent depuis des mois que « le mouvement s’essouffle » en ont déjà été pour leurs frais. En fait, tout ce mouvement est en quête d’un printemps géant. Macron ne pourra pas, comme il l’espère encore, s’en tirer avec de la contre-façon.

 

On peut gagner !

Rien, quoi qu’ils en disent, ne fera rentrer le torrent impétueux dans son lit. Ce mouvement inédit est le signe prémonitoire d’une véritable révolution à venir, capable d’embraser tout le pays. C’est ce que les militants socialistes, communistes, écologistes et « insoumis » doivent dire et expliquer haut et fort : si Macron ne répond pas, la situation pourrait bien devenir pré-révolutionnaire.

Nous devons faire passer la peur de leur côté et emmagasiner la confiance dans le nôtre. Oui, on peut gagner ! Oui, on va gagner ! À bas la répression ! C’est le macronisme qui est dans l’impasse. Comme nous l’avions prévu dès son avènement, sa politique de casse sociale systématique est inacceptable et inacceptée. Il est impossible d’ubériser 90 % d’actifs salariés, de leur faire tout perdre et de les reclasser en « indépendants agiles », dans des start-up qui les emploient en contrat commercial et les sous-paient. Cela ne se fera pas. Jamais cela n’arrivera.

Il faut qu’il recule. Qu’il cède et prennent les mesures sociales qui s’imposent. La société a explosé et elle attend des réponses concrètes, non des discours lénifiants. Fini le blocage des salaires ! Finie la casse des retraites ! Il faut inverser le cours de l’histoire. Lors des deux précédentes décennies, les droites au pouvoir ont trop tiré sur la corde ; l’équilibre est devenu impossible. Il faut que le capital rende au travail : 300 euros de hausse des salaires et baisse des dividendes ! La plateforme de douze mesures que la GDS soumet à toute la gauche (voir ci-contre) est une issue proposée à l’affrontement.

 

Nos tâches

La tâche des militants de la Gauche démocratique et sociale est donc de donner le meilleur contenu politique possible au mouvement. Elle est aussi de participer à l’action quotidienne, d’aider, de renforcer la mobilisation et sa démocratie interne. Elle est par ailleurs de contribuer à l’unité de la gauche afin de construire, avec d’autres, un véritable pôle attractif (nous l’avons initié dès novembre 2018 à Nantes, à Toulouse, à Paris). Elle est enfin de faire adhérer à la GDS, car nous sommes utiles au cœur de toutes ces actions, mais pas assez nombreux !

 

Gérard Filoche

 

 

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