Préface de « La révolution des œillets » revue 50 ans après. Enseignements actuels

 

Sans étudier l’histoire on n’a pas d’avenir conscient.

Il ne faut pas faire « table rase » du passé, si l’on veut faire mieux, il faut s’en inspirer.

Ceux qui vont prendre la peine de lire ce livre sur la révolution portugaise d’il y a 50 ans, vont se frotter les yeux.

C’est une révolution qui est en tout point actuelle et riche d’enseignements pour qui vit et milite dans la France de 2024.

On a beau dire que l’expérience est la chose qui se partage le moins, la jeunesse gagnera des années de savoir et de lucidité en étudiant dans ce livre ce qui s’est passé dans les années 1974-1976 dans les entreprises, dans les champs, dans les villes à Lisbonne et à Porto, de l’Algarve à la vallée du Douro.

On y trouve de façon surprenante tous les ingrédients de luttes sociales utiles pour aujourd’hui.

Tous les cas de figure, les plus fertiles, les plus étonnants, d’une crise révolutionnaire ont été à l’œuvre ces années-là au Portugal. Et l’Europe entière s’est penchée sur les événements et s’y rendit : il se disait que c’était « Cuba au bout de l’autoroute du Sud ». Un célèbre dessin parodique de 1975 signé Wiaz en 1975 montrait Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxembourg penchés sur une carte pour examiner ce qui se passait de si extraordinaire et si explosif dans ce petit pays de 9 millions d’habitants si longtemps étouffé par une immonde et cruelle dictature.

 

Au point que le journaliste Marcel Niedergang dans Le Monde du 26-27 mai 1974 écrira : « Les Portugais qui avaient beaucoup de retard vivent en même temps 1789, 1917, 1936 et mai 68 »

On  trouvera dans ce livre le récit détaillé de l’irruption d’un puissant salariat, des guerres de libération nationales anticoloniales, des grèves de masse généralisées, des manifestations de rues géantes et répétées, des occupations des entreprises, des quartiers, des exploitations agricoles, les soulèvements prolongés avec des comités de masse dans tout le pays, la décomposition des partis bourgeois, de la religion, des institutions et des appareils repressifs, les affrontements et divisions des organisations traditionnelles de la gauche, toutes les questions du syndicalisme, les héroïques batailles décisives pour les salaires, les droits du travail, pour les droits démocratiques et pour le pouvoir politique.

En 24 mois, il y eut six crises successives, six gouvernements provisoires, une montée sociale crescendo haletante, deux élections confirmées avec une nette majorité de gauche, une constitution qui se réclamait du socialisme : la vieille et apparemment inamovible dictature des capitalistes portugais autour de Salazar et de Caetano s’est effondrée dans une immense et profonde convulsion.

Alors chacun a entendu au moins une fois les lieux communs : « les révolutions c’est fini » « le salariat n’est plus révolutionnaire » etc.

Le Portugal démontre que tôt ou tard les plus vieux systèmes dictatoriaux s’effondrent, que rien n’arrête le déferlement des masses quand l’heure est venue, ni la violence de la répression, ni la durée des tortures et mutismes imposés, ni celle des misères et des obscurantismes subis. (Alors vous imaginez ce que c’est et sera dans un pays avec un salariat plus éduqué et beaucoup plus fort). Après 40 ans de souffrance sous Salazar, des millions d’ouvriers d’employés, de paysans se sont insurgés avec une vigueur, un entêtement, une conscience qui a surpris le monde entier.

Prétendument, le salariat est dominé, résigné, écrasé, découragé, vaincu, dit-on. « Les gens (sic) n’ont plus ou pas envie de se révolter » ?

Hé bien, là on a eu l’exemple d’un peuple qui, dès qu’il a vu la porte entr’ouverte, s’est révélé dans un combat prolongé 18 mois, acharné à détruire le vieux régime, à protéger sa liberté neuve, et à conquérir sans relâche les salaires et droit du travail qui lui étaient dus, à défendre sa dignité retrouvée. Il n’y eut pas un seul mai 68, il y eut 18 fois mai 68.

D’aucuns y compris parmi des militants chevronnés, des partis éduqués, ont cru voir dans le MFA, le « mouvement des forces armées », des sauveurs, des révolutionnaires avant-gardistes, ayant même l’image des « guérilleros » comme en Amérique Latine. Otelo de Carvalho alla rendre visite à Fidel Castro, mais ils n’avaient rien à voir ensemble à part fumer un cigare. Les exigences de la théorie se sont imposées : la seule force sociale révolutionnaire c’est le salariat, et non pas un substitut, il n’y a pas de prête-nom, pas de raccourci, pas de détour, pas de junte capable d’improviser et de diriger la marche au socialisme, seules l’expérience et l’action des travailleurs le permet.

Il se dit parfois : « la classe ouvrière est embourgeoisée » « les classes moyennes l’emportent » « la faim, la misère, le chômage, la peur, mais aussi le crédit, le besoin, … empêchent de se révolter ».

Dès le 25 avril 1974, tout cela a été balayé. Et chaque fois que les militaires, les patrons, la droite et les militaires, puis les dirigeants et apparatchiks de gauche, ont voulu les en empêcher et ont tenté de rétablir l’ordre en mai juin 1974, en automne 1974, au printemps 1975, puis en juin, puis en juillet 1975, et enfin dans l’explosion sociale généralisée d’octobre novembre 1975, ils ont échoué. Six fois de suite les masses sont reparties à l’assaut. Ce fut davantage l’ère du salariat que l’ère du peuple. Les théories fausses sur l’unité du peuple, les alliances et collaborations de classes, les « révolutions par étapes », les « blocs avec la bourgeoisie nationale » ont volé en éclat sous les grèves.

D’aucuns prétendent qu’il n’y aura plus jamais d’équivalents des « soviets » de 1905 et de 1917, d’auto organisation, de comités collectifs de base, d‘occupation et de remises en marche d’entreprises par les travailleurs, il y a eu tout ça au Portugal. Y compris les exploitations agricoles occupées. Par tous les moyens les travailleurs libérés ont cherché la voie de leur émancipation, de leur pouvoir collectif, y compris par-dessus leurs partis et leurs syndicats. Et pourtant il y avait eu 40 ans d’étouffoir, salazariste : imaginez donc ce que ce sera quand la même heure sera venue, et elle viendra, dans un pays aux fortes traditions de lutte et d’organisations !

Vous connaissez les « théories » selon lesquelles révolution et démocratie s’opposent, vous avez entendu ces interprétations de la prise du pouvoir du salariat, « par le haut », grâce à des « chefs » ou des juntes éclairées ?

He bien au Portugal, une des batailles décisives a été l’établissement et le respect de la démocratie, la spectaculaire bataille autour du journal « Républica » (qui a été répercutée dans le monde entier) en a été la démonstration. En France à, l’époque, les gauchistes soutenaient les coups de force anti démocratiques des militaires et Libération sous la plume de Serge July, jugeait qu’il ne fallait pas d’élections ni constituante, ni législatives. Étudiez ce livre et vous comprendrez in situ pourquoi la démocratie maximale, pointilleuse, méticuleuse, scrupuleuse, poussée jusqu’au bout, est l’arme des salariés révolutionnaires. Sans démocratie pas d’union, sans démocratie pas de victoire, sans démocratie pas de socialisme et sans partis démocratiques, rien de tout cela.

Les guerres coloniales, c’est lointain, c’est du passé ?

Non bien, sur : la plus longue guerre coloniale se déroule en Palestine depuis 75 ans. Et comme dans toutes les guerres coloniales, les colons sont d’une férocité à toute épreuve, ils massacrent sans pitié les peuples dont ils se sont accaparés les terres, le travail, les vies. Et les « libérateurs » sont conduits eux aussi à utiliser des violences terroristes, des crimes de guerre contre les civils, contre l’humanité. Ce fut le cas en Angola comme en Algérie ! Les troupes salazaristes furent sans pitié, et en face la sauvagerie se développa comme en miroir. Apprendre des luttes de libérations nationales au Mozambique, en Angola, en Guinée, à Timor… c’est aussi d’actualité

Il avait été dit qu’un peuple supplicié pendant 40 ans sous Salazar manquerait de culture, manquerait de conscience, manquerait de savoir-faire révolutionnaires.

On a vu le contraire, on y a vu les soulèvements prolongés, à répétition jusqu’aux coins les plus reculés du pays, et malgré le vieil obscurantisme religieux, l’analphabétisme, on a vu les meilleures traditions enfouies resurgir, les réflexes les plus farouches contre tout retour en arrière, une vigilance aigue pour la liberté, pour la démocratie. Des manifestations répétées de plus d’un million de personnes dans un pays de 9 millions d’habitants c’est comme des manifestations de 6 à 7 millions en France ! Et les grèves avec occupations d’entreprises ou d’exploitations agricoles ont été profondes tenaces, opiniâtres, inventives, courageuses, elles ont dépassé tous les blocages des appareils, tous les freins retors des bureaucrates, allant – c’était inédit dans l’histoire – au point culminant jusqu’à séquestrer le sixième gouvernement provisoire et le forcer à se déclarer en grève à son tour.

Le syndicalisme avait été organisé de façon verticale bureaucratique avec une main de fer sous la dictature de Salazar : mais quand la libération est venue, les salaries ont su débattre de l’unité syndicale contre l’unicité syndicale, ils voulaient rester unis mais ils voulaient la démocratie, le pluralisme, et fut mis à l’ordre du jour la recherche d’un syndicat de masse, de classe, indépendant, avec démocratie avec tendances. C’est une leçon qui concerne encore toute l’Europe.

Les élections étaient truquées, manipulées de 1934 à 1974 sous l’horrible dictature du « Doutor » mais les 25 avril 1975 et 25 avril 1976, quand les travailleurs ont pu voter librement, la participation a été massive, et ce sont les partis de gauche qui ont gagné deux fois de suite, en relation avec la mobilisation sociale. L’erreur de mai 68 (« élection piège à con » sic) fut évitée au Portugal. Méditons : il n’y a pas d’insurrection civique sans insurrection sociale, c’est la force sociale mobilisée qui permet de gagner des scrutins réputés difficiles.

Ceux qui qualifiaient déjà, après mai 68, le PS de « bourgeois », de parti de droite, ou pire qui écrivait, comme la LCR en 1969, « la social-démocratie est définitivement morte » en ont été pour leurs frais. Il leur a été obligatoire de revoir leur théorie sur la « nature de classe du PS » sous peine d’être incapables d’expliquer pourquoi le PS portugais était redevenu le principal parti de gauche. Qu’est ce qui faisait de Mario Soares le dirigeant principal de la gauche ? A moins de croire que le salariat votant PS était « de droite » et de ne savoir expliquer pourquoi il faisait tellement grève et était tellement décidé à aller le plus loin possible dans la révolution sociale. Il a fallu, pour beaucoup, ré apprendre les liens entre réformisme et révolution, comment se faisait le passage de l’un à l’autre, comment naissait à une échelle de masse la conscience de classe dans un processus de transition au socialisme et de révolution permanente. Empiriquement des millions de travailleurs apprennent que s’ils ne vont pas jusqu’au bout, tout ce qu’ils gagnent leur sera repris.

Le PCP en 1974 était incontestablement stalinien, dans on histoire, dans sa culture, dans ses théories. Au départ ses dirigeants dont Alvaro Cunhal eurent le prestige de ceux qui avaient le plus courageusement combattu la dictature aux prix d’énormes sacrifices humains héroïques. Mais il en était encore à la troisième période de l’Internationale communiste, (du Comintern de 1929 à 1935) et son ennemi était le social -fascisme plutôt que la bourgeoisie. Et sa manière d’imposer autorité sur les masses, de subordonner les grèves à son contrôle bureaucratique, à ses alliances avec les militaires du MFA, avec ses projets de « révolution nationale », d’alliance avec les représentants de la bourgeoisie (tout en luttant contre l’ennemi déclaré n°1, le PS) l’ont peu à peu marginalisé. Il resta aux dirigeants de bien des PC, ayant rompu avec le stalinisme russe a rompre avec ce genre de théories et à comprendre que la politique déterminée et durable de front unique est le seul moyen de gagner la majorité de la classe salariale.

C’est en pleine actualité en France à l’occasion des 50 ans de la révolution portugaise de 1974-1976 : union ou division. Front unique ou guerre au sein de la gauche ?

A Lisbonne et Porto ils se sont faits la guerre à coups de manifestations de centaines de milliers de partisans les uns contre les autres. Cela a duré de mai à septembre 1975.

L’ère du peuple ou l’ère du salariat ?  Révolution par étape ou révolution permanente ? Transition au socialisme ou étape bourgeoise nationale ?

Dans la France de 2024 comme dans le Portugal de 1974, ce sont les mêmes questions, on  ne peut toujours pas passer par-dessus les partis de gauche, on ne peut toujours pas les déclarer « morts », rejetés dans le « néant », ni les traiter de « nains jaunes », il faut toujours faire avec, il faut les entrainer dans l’union sur le meilleur programme d’action et de transition possible, c’est la seule façon de répondre aux besoins objectifs puis subjectifs de la masse des salariés, aux traditions, et… de les dépasser, de les entrainer dans une dynamique majoritaire pour aller jusqu’au bout dans la transformation sociale et la prise du pouvoir par le salariat dans des institutions nouvelles.

Dans la France de 1974, on la chance d’avoir un salariat encore plus puissant que dans le Portugal de 1974, puisqu’il fait 90 % des actifs. Mais il n’y a pas de grand parti de gauche démocratique et pluraliste, or c’est ce qui a manqué au point culminant de la révolution portugaise lorsque les appareils de gauche après avoir usé les travailleurs par une division féroce entre eux, ont freiné au maximum la révolution qui leur échappait, et puis le 25 novembre quand les masses sont allées seules unies jusqu’au bout de leurs forces et de leur conscience séquestrer le gouvernement… Ils (PSP, PCF, extrême-gauche) ont laissé le vide s’installer, ce qui était la pire des trahisons. C’est alors que le révolutionnaire prétendu le plus avancé gourou des militaires du MFA s’est rendu, capitulant sans un seul geste de combat devant le plus fasciste de ses bons amis militaires.

Pourvu que cela ne nous arrive pas en France à la prochaine échéance similaire qui ne manquera pas de se produire : il manqua ce 25 novembre 1975 historique, au Portugal, un grand parti de gauche unitaire avec une direction collective démocratique et pluraliste, sur un programme de classe.

Ce ne pouvait pas être l’extrême gauche qui joue ce rôle à Lisbonne, elle était la plus forte d’Europe et la plus nulle politiquement. Vous allez le lire dans le livre en détail, elle se perdit en criailleries maoïstes, en guerre de faux leaders, en gourous auto proclamés, en gauchistes groupusculaires donneurs de leçons, dans des querelles pseudo théoriques multiples qui passaient à côté de l’essentiel, répercutant sans la comprendre la division PS-PCP. Même l’extrême-gauche, la plus avisée (hors maoïsme) fut incapable à la fin, y compris à travers l’ultime tâtonnement pour faire un « FUR » (« Front d’Unité Révolutionnaire ») en septembre 1975. En guise de « front », d’unité, elle fut incapable d’y inclure le PS qu’elle vouait aux gémonies et elle finit par en exclure le PCF… cette extrême-gauche mobilisait pourtant, à son apogée, des manifestations de 500 000 personnes ce qui était énorme, mais elle fut, elle aussi, absente et incapable le 25 novembre quand le jour décisif fut venu, d’avancer une « formule de gouvernement » pour que le salariat qui était là, prêt, disponible, physiquement aux portes du Palais, prenne le pouvoir politiquement.

Étudions tout ça. Débattons de tout ça. Ce sera du temps gagné !

Février 2024, Gérard Filoche

 

 

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