Doigt en moins, essai interrompu

Au boulot n°19

Lui avait-on dit pour la machine à faire des pâtes ? Non. Pas eu le temps de le former. C’était un de ses collègues qui l’avait recommandé, et la grande brasserie, pressée, par manque provisoire de personnel, ne voulant pas gérer ce problème en cuisine, l’avait pris « à l’essai ». Il y aurait toujours bien le temps de régulariser…

C’est une grande brasserie du centre de Paris sur une place très connue. Le genre de boîte où l’employeur vous explique qu’il « préfère vendre que d’avoir un comité d’entreprise, jamais de ça chez moi ». Alors il s’en tient à 47, 48 jamais 50 salariés, Du moins le croit-il : car, du coup, on a pris le temps de calculer la réalité de ses effectifs, « extras » CDD compris, au prorata de leur temps de présence, à partir de son registre du personnel et de ses bulletins de paie, sur une période de 12 mois pendant les trois ans écoulés… et on lui avait démontré qu’en fait, il avait dépassé le plancher légal de 50. Donc il fallait qu’il organise des élections : cela nous a pris beaucoup d’énergie, mais il en rageait.

Du coup il essayait de ne plus déclarer tous ses commis cuisine et si quelques pauvres sans papiers traînaient par là, ils faisaient son bonheur. Son système consistait à faire des « DPAE » par avance : une « DPAE » c’est une déclaration préalable à l’embauche. En théorie avec cela, on ne peut pas nous dire quand l’inspection du travail arrive : « - Ce gars-là, je l’ai pris ce matin, il vient d’entrer, je vais le déclarer ce soir ». Non, il faut l’avoir envoyé à l’URSSAF avant que le salarié n’entre. La combine c’est donc de faire des DPAE,  sans donner de feuille de paie aux salariés dont les noms y figurent : puis s’il y a contrôle on tente d’expliquer que s’ils n’avaient pas de bulletin de paie jusqu’à hier pour cette DPAE qui date de six mois, c’est parce qu’en fait, on n’avait pas eu besoin d’eux, sauf depuis ces jours derniers, et « on n’avait pas jugé bon de refaire une autre DPAE, parce que la paperasse, ça tue les entreprises et l’on n’a pas que ça à faire ». Le contrôleur du travail peut dresser un procès-verbal car le Code précise que la DPAE se fait au plus « huit jours » avant l’embauche… Reste au patron à espérer qu’il y aura un juge dans l’air du temps qui n’aime pas non plus « la paperasse qui freine l’emploi ».

C’est ainsi que Mamadou était entré, avec une DPAE datant de six mois concernant un autre Mamadou. Mais au bout de trois jours, Mamadou, dans la bousculade de la grande cuisine, ne sachant rien de la machine à fabriquer des pâtes, dont le couvercle fermait mal, ripait, et si on le rattrapait, avec un torchon… Mamadou s’est fait happer le doigt, et encore il a eu de la chance, j’en connais un autre qui y a laissé le bras rue du Renard.

Le majeur gauche en moins, de la bouillie. Souffrance. Hôpital. Amputé.

Que fait l’employeur ? Le surpris ! Mamadou n’était pas le bon Mamadou, on l’a trompé, les papiers étaient faux, comme la vieille DPAE, il vire les deux Africains, celui qui l’a fait entrer et la victime dont il interrompt « la période d’essai » prétendant même qu’il était « étranger à sa cuisine ».

Oh, bien sur, cela se sanctionne : enquête, PV, procédure ?  Jugement dans 15 mois ? Appel ? Dans 36 mois ? « Réparation » dans 10 ans au TASS (Tribunal des affaires de sécurité sociale) ? Mamadou et son collègue n’ont pas de papiers, ne savent pas y faire, seront peut-être expulsés par Besson ou Hortefeux avant.

Gérard Filoche

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