publié sur mediapart texte collectif : Nos droits ne sont pas des règlements de compte ! LE COMPTE PERSONNEL D’ACTIVITÉ : QUELLE AVANCÉE ?

Jusqu’alors obscur le Compte Personnel d’Activité (C.P.A), qui doit voir le jour en janvier prochain, s’étoffe peu à peu sous la houlette du Ministère du Travail, des syndicats de salariés et d’employeurs, des représentants des professions libérales, de l’Etat et des régions. Méga plateforme informatique, le C.P.A permettra un traitement automatisé des données personnelles, centralisé par la Caisse des dépôts et consignations, de l’ensemble de la population active et inactive (apprentis, salariés du privé et du public, chômeurs, non salariés, retraités). Chaque citoyen âgé de 16 ans et jusqu’à sa mort devra s’ouvrir un Compte Personnel d’Activité, s’il veut pouvoir prétendre à ses droits sociaux.

UN IMMENSE FICHIER

Le C.P.A, c’est d’abord un immense fichier dont les Conditions Générales d’Utilisation auquel l’utilisateur est obligé d’adhérer, stipulent que les données à caractère personnel sont destinées à « la Direction Générale de l’Emploi et de la Formation Professionnelle ainsi qu’aux Employeurs et aux différents Professionnels de l’emploi et de la formation professionnelle… ». Tout fraîchement sorti des tuyaux de la Caisse des dépôts, un PowerPoint remis lors du premier « conseil d’orientation du CPA », nous expose la déclinaison de l’interface. De la page «  Mon profil », nous pouvons accéder à « Mon parcours », « Mes compétences », et à notre grand étonnement, apparaît « Mes traits de personnalité » appréhendés par un test de 2-3 mn. Dans une autre fenêtre, l’utilisateur trouvera « Mes droits », puis pourra accéder à des pages concernant les différents droits encadrés par le C.P.A : « les droits de mon Compte Personnel de Formation », « les droits de mon Compte d’Engagement Citoyen » et « les droits de mon Compte Prévention Pénibilité »…  Les droits à la retraite, au chômage, à l’épargne-temps, à la santé, aux allocations Familiales, au RSA… devraient progressivement être intégrés à l’interface.

Conçu à l’occasion de la Loi Travail, le C.P.A est censé sécuriser les parcours professionnels frappés par les mutations du marché de l’emploi, faciliter l’insertion professionnelle, permettre une continuité de droits malgré la polyactivité, les changements fréquents des situations de vie et de travail, et une « valorisation » des différents temps de la vie (hors de l’emploi).

Derrière ces objectifs affichés, le C.P.A fait de chacun de nous un épargnant potentiel avec un capital de droits. Il nous place dans une logique d’accumulation de droits non pas liés aux risques que nous rencontrons au cours d’une vie, mais à nos passages dans l’emploi. En cela, il est à rebours du principe fondateur de la Sécurité sociale « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins » et marque une liquidation des derniers principes mutualistes de protection sociale. Sa technicisation poussée et brutale est, en outre, un véritable obstacle pour accéder à l’ensemble des droits contenus.

AUCUN DROIT SUPPLÉMENTAIRE

En premier lieu, le C.P.A ne créé aucun droit supplémentaire et aucun financement supplémentaire n’est prévu ; et sa mise en place donne l’occasion de transformer les droits eux-mêmes. Devenus virtuels, ils se comptabilisent en points et sont obtenus selon de nouveaux critères. En témoigne, les récents seuils règlementaires du « Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité » qui dans les faits, entérinent une régression majeure dans le refus de prendre en compte la dangerosité de certains métiers en renvoyant la pénibilité à une mesure individuelle, faisant basculer la santé au travail d’une logique de prévention à une logique de compensation. Totalement individualisés, les droits peuvent être transférés d’un « Compte » à l’autre. S’il sera toujours possible de transférer des points de pénibilité ou des heures supplémentaires non payées d’un Compte épargne-temps vers le « Compte de Formation », l’inverse ne le sera pas. La « fongibilité » sera « asymétrique ». Les comptes sociaux, qu’il est prévu d’associer à terme au C.P.A, permettront à chacun de constater la réduction du périmètre des soins couverts collectivement ainsi que celle du montant prévisible de sa pension de retraite. Ils constitueront ainsi une incitation irrésistible à recourir au marché de l’assurance(mutuelles et assurances privées classiques) pour compléter ces droits rabougris.

RÉDUCTION DE L’ACCÈS AUX DROITS

En second lieu, le C.P.A réduira l’accès aux droits : l’ensemble de la population, et notamment les chômeurs, vit tous les jours les effets souvent désastreux des fermetures d’agences que ce soit celles de Pôle Emploi, de la C.A.F, de la Sécurité sociale ou des services facturés des plateformes téléphoniques ou encore des interfaces labyrinthiques. Ils sont légions à se retrouver avec des dossiers bloqués, des indus, des droits rognés, quand ils ne sont pas sujets à des contrôles répétés. Dans son état actuel, le C.P.A ne présente aucune page, ni information, ni référence réglementaire sur les voies de recours.

UN FABULEUX MARCHÉ

En troisième lieu, le C.P.A galvanise une mutation déterminante des systèmes informatiques des caisses et des services, défendue et élaborée par le CIGREF (association de plus de 130 grandes entreprises et organismes français et européens) et la multinationale CAP GEMINI qui travaillent depuis 2009, à rapprocher les systèmes informatiques des organismes de protection sociale avec les grands groupes assurantiels privés et les mutuelles recomposant le « marché » de la protection sociale.

Le C.P.A est donc l’occasion d’une expansion de fabuleux marchés : pour les entreprises de services informatiques qui construisent et font fonctionner tous ces « Comptes » ; pour les marchands d’applications auxquels les portails donnent accès ; pour les fournisseurs du big data, pour les marchands de formation, d’orientation et de conseils qui tournent toutes autour du CV et du savoir se vendre, à moins cher et au plus mobile, qui trouveront leurs clients grâce au C.P.A. En parallèle, l’interface alimente la mise en œuvre de l’ « État plateforme » qui se traduit déjà par des suppressions massives de postes dans les services publics.

Le C.P.A est un instrument de création institutionnalisée du marché des travailleurs, dont les qualifications et les compétences deviennent « transparentes » pour les employeurs (1) : après que les « compétences » des élèves de la maternelle au collège (2) ont fait l’objet d’un fichage, c’est au fichage des salariés, de droit privé et de la Fonction publique que l’on s’attelle. Depuis 2004, ces fichiers, véritables CV numériques foisonnent du « passeport orientation formation » pour les entreprises et Pôle emploi au « Livret individuel de formation » pour la fonction publique territoriale par exemple. Le C.P.A y a ajouté un « passeport d’orientation, de formation et de compétences » inclus dans le « Compte Personnel de Formation »

LA REMISE EN CAUSE DE LA PROTECTION DES SALARIÉS

Sous couvert d’élargir les droits à toutes les catégories de travailleurs – salariés, auto-entrepreneurs, prestataires, fonctionnaires et autres agents publics – le C.P.A accentue leur mise en concurrence, leur marchandisation et ne vise rien moins que la remise en cause de la relative protection du salariat gagnée pendant le XXème siècle.

La meilleure démonstration est sans doute fournie par le P.D.G d’une multinationale de gestion de l’intérim (Pixid), choisie avec quatre autres grandes entreprises pour enregistrer les bulletins de paie des entreprises sur le C.P.A, qui déclarait en juin 2016 : « Depuis avril dernier, un module « CDD » est commercialisé pour répondre à la gestion d’autres formes de travail ponctuel. On peut d’ailleurs se poser  la même question pour les consultants, les forfaits, les stagiaires, les freelances… ou encore pour les chauffeurs d’Uber ou les livreurs de repas par vélo… (…) Toutes ces disparités (de statuts) ne pourront que se réguler et cela passera par les plates-formes… ».

L’URGENCE D’UN DÉBAT

Vu l’ampleur des enjeux soulevés par la mise en place du C.P.A, il apparaît urgent que le débat prenne place publiquement : comment ne pas se soucier de la gouvernance du C.P.A, de son financement, de sa gestion concrète et de l’utilisation des données des millions de citoyens rassemblées sur un compte unique ?

Notre protection sociale doit être l’affaire de tout le peuple, de son élaboration à son organisation, en passant par sa gestion.

Une réelle protection sociale adossée au travail que nous produisons – visible et invisible, marchand ou non, de véritables droits attachés à la personne et détachés de l’emploi, une répartition du travail (réduction de la durée légale et de la durée réelle du temps de travail) et sa relocalisation, une autre répartition des richesses, ainsi que des formes collaboratives de formation, pourront faire passer notre monde de la solitude à la solidarité. Un monde où l’on adapte le travail et la machine à l’homme, et pas l’inverse.

1 conformément à la décision du Parlement européen et du Conseil du 15 décembre 2004 instaurant un « cadre communautaire unique pour la transparence des qualifications et des compétences (Europass) ».
2 données recueillies pour analyse via les Espaces Numériques de Travail par la Caisse des dépôts et consignations

Premiers signataires :

Richard Abauzit (ancien inspecteur du travail, syndicaliste)
Louis-Marie Barnier (sociologue du travail CGT)
Anne-Marie Biancarelli (institutrice à la retraite)
Clémence Bucher (Collectif Les Matermittentes)
Laure Camaji (juriste de droit social)
Samuel Churin (comédien)
C.N.R.B.E (Collectif National de Résistance à Base Elèves)
Hélène Crouzillat (LCLM)
Lucie Davy, avocate au barreau de Lyon et membre du SAF
Jésus De Carlos (secrétaire général UFICT La Courneuve)
Noémie De Grenier (Bigre !)
Maël Dif-Pradalier (enseignant-chercheur)
Christian Filliot (Secrétaire général du SN CGT de l’AFPA)
Gérard Filoche (syndicaliste ancien inspecteur du travail)
Pascal Franchet (CADTM)
Jb Gallet (syndicaliste CGT)
Denis Gravouil (secrétaire général CGT spectacle)
Mathieu Grégoire (sociologue)
Jean-Pascal Higele (sociologue)
Jean-Claude Labranche (CGT AFPA)
Sandrine Larizza (syndiquée CGT Pôle Emploi ARA)
Christian Laval (professeur de sociologie, Paris X)
Danièle Linhart (sociologue)
Antoine Math (chercheur à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales – IRES)
Philippe Nakaerts (secrétaire général CGT chômeur)
PAS 38 U.D.A.S
Rose-Marie Pechallat (présidente de Recours Radiation)
Véronique Ravier (chanteuse)
SAIPER Réunion U.D.A.S
Jacques Sauvageot (militant associatif)
Jean-Charles Steyger (secrétaire général du SNU-TEFI Pôle emploi)
Sud Education 34
Philippe TIxier (secrétaire général CGT intérim)
Patrick Toro (instituteur retraité)
U.D.A.S (Union des Alternatives Syndicales)
Claire Vivès, sociologue (Centre d’études de l’emploi et du travail)
Philippe Warin (chercheur)
Muriel Wolfers (secrétaire générale Union locale CGT La Courneuve)

 

3 Commentaires

  1. Carl
    Posted 21 décembre 2016 at 9:11 | Permalien

    Une question qui me vient comme ça: l’accès au fichier par les employeurs sera t-il limité à ses seuls employés ou à tous les salariés enregistrés, concrètement parlant, un employeur pourra t-il accéder à la fiche d’un postulant pour un premier poste dans son entreprise? La logique et le bon sens voudraient que ce ne soit pas le cas, mais comme ces derniers ne semblent plus couler de source de nos jours, je préfère m’en enquérir…
    Question subsidiaire: sur le champ « mes traits de personnalité » quel a été l’argument proposé pour justifier sa création?
    En tout cas, merci de lever ce lièvre dont personne ne parle!

  2. cyril
    Posted 21 décembre 2016 at 15:07 | Permalien

    On a l’impression que vous découvrez l’ économie? Le marché de l’emploi, c’est la vente de la force de travail selon l’offre et la demande. L’employeur a intérêt à acheter cette force de travail au plus bas coût possible. Il n’ y a rien d’illogique là-dedans. Je ne dis pas que c’est bien, mais cela est logique.

    D’autre part, le CPA en parlant d’activité rend compte que tous les aspects de notre non vie sont soumis à l’économie. Car l’activité n’a rien à voir avec le travail et l’emploi.

    Dans le contexte défini ainsi, les périodes de non vie hors emploi sont considérées non comme des activités, mais comme du temps devant être productif pour conforter et améliorer son capital pour la production capitaliste.

    Lorsque l’on travail, on n’est pas actif, on travaille. Hors emplois, on n’est pas inactif, on ne travaille pas, c’est tout.

    Nous sommes toutes et tous actifs. Un chômeur est actif, mais non productif; idem pour un retraité; etc…

    Ensuite, vous êtes étonné par ce genre de fichier. Et alors? L’ensemble de la population est fichée par des centaines de fichier différents. La CNIL a été crée suite au fichier SAFARI qui n’a pas vu le jour. Aujourd’hui, grâce à cette CNIL, nous sommes encire plus fichés.

    La question a se poser ce n’est comment adapter un tel fichier, c’est détruire tous ces fichiers qui permettent à l’ Etat, aux industriels, de nous surveiller, contrôler et contraindre.

    Une autre chose, l’ Etat n’est pas là pour nous émanciper mais pour réguler selon le contexte capitaliste les relations entre individus et entités.

    Sans Etat, pas de capitalisme, pas de marchés. Sans marchés, pas d’Etat car celui-ci réalise une ponction sur la valeur économique générée par la fabrication de marchandises et cette ponction ne peut être que plus faible lorsqu’il y a dévalorisation générale.

    Tout ce que vous proposez en conclusion, c’est la sempiternelle redistribution des richesses sans s’interroger sur ce que sont ces prétendues, richesses; réduction du temps de travail, pour lieux partager l’exploitation et l’aliénation à celui-ci;revendications de droits; relocalisation alors que les délocalisations ne constituent pas l’essentiel de la destruction du travail.

    Je dis à nouveau que ce genre de diagnostic ne prend absolument pas en compte la crise globale du capitalisme qui se retrouve à chercher toujours plus de travail vivant alors que les technologies détruisent à grande échelle ce travail.

    Faire croire aussi que l’on peut relocaliser tout est absolument mensonger. La productivité moyenne globale ne vous le permet pas.

    La marchandise se dévalorise par manque de travail vivant lors de sa fabrication.

    Le seul travail générant de la valeur et donc permettant ce créer de l’argent par l’achat et la vente, est le travail productif vivant se matérialisant par le abstrait capitaliste (quantité de force de travail socialement utile pour la fabrication d’une marchandise).

    C’est pourquoi, tous les emplois dans les services ne peuvent d’une part compenser la destruction de travail productif de marchandises et assurer l’augmentation de la masse de valeur.

    De cela, il découle la pratique de l’industrie financière qui permet de réaliser de la croissance , mais fictivement.

    Cette croissance interne à la sphère financière ne peut trouver sa place dans l’économie productive car celle-ci ne permet plus le rentabilité.

    Tout cela conduit à la destruction générale des conditions de vie sur la planète, à la dislocation des relations humaines. destruction

  3. Chantal
    Posted 22 décembre 2016 at 22:13 | Permalien

    Pétition pour la Sécurité sociale, cible de François Fillon et d’une gauche qui a trahi les citoyens pour les profits des assurances :
    https://www.change.org/p/pour-la-securite-sociale?source_location=petitions_share_skip

    Plus de renseignements ici :
    http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/archive/2016/12/14/petition-pour-la-securite-sociale-cible-de-francois-fillon-et-d-une-gauche.html

Déposer un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera jamais transmise.

*