à lire dans Libération : François Ruffin, bête de somme

François Ruffin, mardi, en campagne dans le quartier de Rouvroy à Abbeville.François Ruffin, mardi, en campagne dans le quartier de Rouvroy à Abbeville. Photo Cyril Zannettacci pour Libération

Dans la région d’Amiens, le journaliste, soutenu par La France insoumise, laboure inlassablement le terrain tandis que Nicolas Dumont (LREM et ex-PS), fort de sa position de favori, aborde sereinement le second tour.

  • François Ruffin, bête de somme

Sur le papier, François Ruffin n’a aucune chance. Dans la première circonscription de la Somme, le réalisateur de Merci Patron !, césar 2017 du meilleur documentaire, a fait 4 000 voix de moins que son «marcheur» d’adversaire, Nicolas Dumont, au premier tour. Ce dernier devrait bénéficier du report d’une grande partie des 5 000 électeurs ayant voté pour le candidat LR. Soutenu par La France insoumise, EE-LV et le PCF, le rédacteur en chef de Fakir, le journal local qu’il a créé dans sa ville d’Amiens, peut de son côté espérer récupérer les presque 3 000 suffrages exprimés en faveur de Pascale Boistard. Etrillée pendant cinq ans par Ruffin, l’ex-secrétaire d’Etat socialiste, élue députée en 2012, a appelé à voter pour lui, pas rancunière. Restent les 6 000 voix ayant atterri sur le nom de l’acteur investi par le Front national, Franck de Lapersonne, qui risquent de se disperser ou de s’envoler au second tour. Bref, on peut faire tourner la calculette tant qu’on veut, «sur le papier, on a perdu, constate Ruffin. Mais sur le papier, il n’y aurait pas eu le 14 juillet 1789. Sur le papier, c’est les forts qui gagnent et les faibles qui perdent.» Mardi, au volant de son Citroën Berlingo bariolé d’affiches à son effigie, sur la nationale reliant Amiens et Abbeville, l’agitateur picard dit cependant y croire «plus qu’au premier tour», lors duquel il n’imaginait pas réussir à devancer le FN. Car à la présidentielle, Marine Le Pen était montée à 29 %, loin devant les autres prétendants à l’Elysée, sur ce territoire désindustrialisé et ancré à gauche. Dimanche dernier, son représentant est tombé à 16 %. «C’est le fruit de notre travail de terrain, veut croire Ruffin. On peut progresser au second tour. Mais je l’ai dit à mon équipe : faut ce que ce soit la guerre totale, faut qu’on arrête la dentelle.»

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La guerre totale, selon François Ruffin, revient à un «immense porte-à-porte» organisé à travers la circonscription. Le but est double : retourner les électeurs du FN anti-Macron en sa faveur et aller chercher les 52 % d’abstentionnistes locaux. «C’est notre seule chance», assure le quadragénaire, qui ne cache pas sa grande envie de devenir député. «Je crois que je suis fait pour ce rôle de porte-voix, je sais représenter les gens», dit celui qui a promis de se payer au Smic. Dans l’affaire, Ruffin peut compter sur une armée de partisans issus des réseaux syndicaux, insoumis et «fakiriens». Dans la cour de son QG de campagne à Amiens, sous un ciel à vous barder de coups de soleil, le patron en briefe une douzaine avant de les envoyer frapper aux portes des quartiers nord de la ville. Il leur est remis une feuille d’éléments de langage – pardon, un «argumentaire» – avec une «entrée en matière» recommandée, des phrases à formuler selon que la personne rencontrée est un «abstentionniste», un «électeur Ruffin»,un «socialiste» ou un «macroniste sans conviction», et quelques bons mots. «Le truc clé, c’est : « s’abstenir, c’est voter Macron ». Il faut faire rentrer ça dans la tête des gens et les faire sortir de chez eux dimanche», martèle le candidat à l’Assemblée nationale, avant de filer à Abbeville.

Cirque Zavatta

Là-bas, le quartier pavillonnaire du Rouvroy, très populaire, est l’un des six de la circonscription que son équipe a ciblés comme devant être prioritairement travaillés pendant l’entre-deux-tours, car très abstentionnistes ou très frontistes. L’énergie déployée par Ruffin force l’admiration : pendant trois heures, en jeans noirs et chemisette à carreaux un peu trop grande pour lui, le candidat n’oublie aucune maison, se penche à travers chaque fenêtre ouverte, arrête les voitures de passage, traverse la route pour héler les piétons.

Dans les rues avoisinantes, une camionnette équipée d’un micro et d’une enceinte, conduite par un de ses «camarades», circule en appelant à voter pour lui, façon «le cirque Zavatta est dans votre ville». Ruffin a sa manière à lui d’aborder les habitants, qui semblent très éloignés de la chose publique : «Vous êtes actionnaire ? Vous payez l’impôt sur la fortune ? Eh bien, Macron va supprimer l’impôt sur la fortune pour les actionnaires.» Aux retraités, il parle de la baisse à venir de leurs pensions à cause de l’augmentation de la CSG. Non sans une part de démagogie : il oublie de préciser que la mesure, telle qu’elle est prévue, affectera ceux qui touchent au moins 1 200 euros par mois – sûrement pas le cas de tout le monde dans la zone. A une jeune femme, il parle congés payés, congé maternité, Sécurité sociale : «Ce n’est pas pour moi que je fais ça, je vis très bien, explique-t-il. C’est pour mes gamins que je me bagarre.»

On sent que le journaliste aime ce métier où il ne faut pas avoir la conviction qui tremble, et encore moins la foi dans la générosité de l’être humain. «Ça me plaît. Faire campagne, c’est moins dur que de vendre un journal à la criée, parce que tu n’essaies pas d’arracher leur pognon aux gens. Le vote, c’est gratuit.» Il n’arrive pas toujours à imposer son discours de gauche. Beaucoup y semblent indifférents, certains hostiles. Dans un troquet, un habitant lui rétorque que le quartier est désormais «envahi de migrants». Ruffin ressort avec un sourire peiné aux lèvres. Plus loin, il est rasséréné par la rencontre d’un électeur FN qui taille sa haie sur le bord de la route, ne le connaît pas trop mais lui promet sa voix au second tour. «Contre Macron,explique-t-il. Il prépare des lois de droite et moi, je suis ouvrier.» Pour le candidat, ce sont ces gens-là qui décideront de l’issue du scrutin.

«Politique-fiction»

En face, dans le camp du favori, la tranquillité préside. On retrouve Nicolas Dumont dans un quartier excentré d’Amiens, rempli de calmes maisonnettes. Costume bleu malgré le soleil de plomb, le candidat de La République en marche sort de France 3 Picardie. Il en profite pour déposer quelques tracts dans les boîtes aux lettres du voisinage et serrer des louches. Ex-socialiste, il est seulement accompagné de son directeur de campagne. Dumont, 40 ans, assure évidemment que «rien n’est joué» avant le second tour, mais sait au fond de lui que, sauf remobilisation inattendue, c’est dans la poche. Maire d’Abbeville depuis 2008, il profite de ses réalisations locales, de sa notoriété dans le coin, plus élevée que celle de Ruffin, et de la poussée pro-Macron. Dans son jardin, un homme en bras de chemise l’arrête : «On vous connaît.» L’homme est acquis. Mais aurait-il voté pour Nicolas Dumont sous l’étiquette PS ? «Ah non, tranche l’électeur. Ce qui a été promis en 2012 n’a pas été tenu.»

Dumont la joue modeste, presque timide : «On n’est jamais responsable d’un score électoral sur ses seules qualités personnelles.»Il défend le «projet global» du président de la République pour l’emploi et le pouvoir d’achat, évoque l’enjeu du très haut débit et veut porter au Palais Bourbon le combat pour «l’inclusion des personnes en situation de handicap». Attaqué par son adversaire sur la future réforme du droit du travail, il assure : «Je n’ai pas l’habitude de faire de la politique-fiction. Je me prononcerai en âme et conscience sur le texte quand je l’aurai. Je ne suis pas candidat à l’Assemblée nationale pour être un mec qui appuie sur un bouton. Je ne serai pas un député godillot.» Et contre-attaque : «M. Ruffin est aujourd’hui le candidat soutenu par le PS, le parti de la déchéance de nationalité, de la loi El Khomri et du 49.3.» Venant d’un élu qui a soutenu Manuel Valls lors de la primaire de gauche, l’argument est gonflé.

«Dumont n’a qu’à mettre sa photo à côté de celle de Macron pour que ça marche, maugrée Ruffin. Mais les gens vont voter pour tout ce qu’ils détestent : un type qui n’a fait que de la politique toute sa vie et qui retourne sa veste !» Il y aurait de quoi désespérer le boss de Fakir. Ou presque. A Abbeville, on le quitte aux alentours de 21 heures, tandis qu’il «déambule» avec une petite centaine de partisans équipés en tambourins, casseroles et banderoles dans un autre quartier abstentionniste. Increvable, Ruffin précise, en se marrant, avoir décidé de «maximiser l’exploitation des militants» pour réaliser l’exploit dimanche. Ce jour-là, avec son club de foot de l’Olympique amiénois, il disputera la finale du championnat vétérans de la Somme («je suis milieu droit, mais écris que je suis ailier gauche»), mais c’est un autre match, électoral, qu’il veut gagner. «Les victoires de notre camp sont toujours de l’ordre du miracle. Et il faut croire aux miracles. Qui aurait cru que l’on réussirait à faire plier Bernard Arnault [dans Merci Patron !], que le film ferait 500 000 entrées et que l’on aurait un césar ?»

Jérôme Lefilliâtre Envoyé spécial dans la Somme Photos Cyril Zannettacci

 

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