Plus de dix millions de pauvres Faim, précarité, chômage, misère…

 

Dix millions de pauvres. Ce chiffre a quelque chose de terrifiant. Et cela a commencé bien avant le Covid ! L’Insee note que la pauvreté avait déjà augmenté en 2018 alors qu’elle stagnait depuis 2014 : 14,8 % de la population vivait en-dessous du seuil de pauvreté. Sous Macron, tout s’est aggravé.

 

Dès 2019, le taux d’extrême pauvreté remontait en France et l’impréparation face au Covid en 2020 a rajouté des centaines de milliers ou de millions de pauvres. Dans la jeunesse notamment. Le taux de pauvreté des 18-29 ans est passé de 8 à 13 % entre 2002 et 2018 ; il fait un bond considérable encore non mesuré en 2020. Faute d’accès au RSA, les 18-25 ans sont affectés de plein fouet par la moindre baisse de revenus.

 

Faim

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, les 2 % les plus riches ont vu leur pouvoir d’achat augmenter, mais les 20 % les plus pauvres en ont perdu substantiellement, en raison du gel et de la désindexation de certains minima sociaux comme l’APL ou le RSA.

Le rapport du Secours catholique sur l’état de la pauvreté en France dès 2019 pointait du doigt la forte dégradation du niveau de vie des ménages et les choix impossibles auxquels ces derniers sont contraints pour survivre, 60 % de cas de loyers ou de factures de chauffage impayés, rupture de liens sociaux, incapacité à envisager un emploi et, de toutes façons, parmi les 300 000 SDF, un sur quatre est salarié.

Médecins du monde souligne que l’épidémie de Covid a fait éclater les inégalités de santé. Sous la pandémie, l’impréparation budgétaire, sanitaire, face au virus aggrave les inégalités sociales. Plus de 50 % des personnes en grande précarité sont infectées.

Fin 2020, plus de 10 % de la population française – soit 8 millions de personnes – a besoin de l’aide alimentaire pour subsister. Elles n’étaient que 5 millions en 2018. C’est le délégué général du Secours catholique, Vincent Destival, qui le dit dans Libération : en moins de trois ans, la politique de Macron a produit 3 millions de nécessiteux de plus.

La faim frappe 25 % de ces 10 millions de pauvres. C’est une fracture alimentaire massive : on mange des pâtes, des omelettes, on saute des repas, et ensuite on va aux Restos du Cœur quand il y en a un. Dans les quartiers populaires, la majorité des familles vivent de travail au noir, parfois de récup’ ou de mendicité, ainsi que des « aides » aléatoires des associations. La cantine, gratuite pour les familles les plus pauvres, est parfois le seul vrai repas de la journée pour les enfants quand ils peuvent y aller. Selon Ipsos, 14 % des Français sautent certains repas et 25 % se restreignent sur la quantité de ce qu’ils mangent. Chez les plus précaires – celles et ceux pour qui le revenu mensuel net du foyer s’élève à moins de 1 200 euros –, les pourcentages atteignent respectivement 38 % et 46 %. En ce moment, « on rencontre des gens qui n’ont pas mangé depuis trois jours », s’alarme Henriette Steinberg, la Secrétaire générale du Secours populaire.

Macron refuse toute hausse du RSA, alors que les associations réclament 100 euros par mois immédiatement et un RSA jeune de 18 à 29 ans. Tout juste s’il a annoncé, le 13 avril, une allocation spécifique ponctuelle de 150 euros, pour les bénéficiaires du RSA et 100 euros par enfant. Mais 36 % de celles et ceux qui sont éligibles au RSA ne le perçoivent pas !

Le 14 octobre, Macron a rajouté le versement d’une autre « aide exceptionnelle » de 150 euros par personne et un complément de 100 euros par enfant à charge pour tous les allocataires du RSA et des APL qu’il avait osé diminué au début de son funeste mandat ! Et encore 150 euros le dimanche 22 novembre. « Pour les familles avec enfants, cela peut être assez substantiel ; mais pour les autres, 150 euros, c’est vraiment l’aumône », assène Véronique Fayet, la présidente du Secours catholique. Et combien vont réellement toucher des 100 et les 150 euros ? Or, les prix augmentent : celui des légumes, de la viande, du chauffage, des loyers, jusqu’au prix des masques qui ne sont toujours pas gratuits et celui des urgences qui vont devenir payantes avec un nouveau forfait de 18 euros.

« L’effort » de Macron est resté bloqué au minimum. C’est à peine s’il a rajouté un milliard accordé aux maires pour faire face au coup par coup à la catastrophique extension de la pauvreté. Au total, le « plan de relance » de Macron (cf. D&S 278) consacre moins de 1 % de ses 100 milliards à la pauvreté.

 

Quid des « premiers de corvées » ?

Les familles modestes sont aussi celles que Macron avait saluées : ces métiers majoritairement féminins dits « de première ligne » : aides à domicile, femmes de ménage, caissières, aides-soignantes, assistantes maternelles, mais aussi ces cuisiniers, serveurs, chauffeurs, livreurs, agents de sécurité et d’entretien, éboueurs, cueilleurs, vendangeurs… « Quand on voit les fiches de paie des femmes de ménage en sous-traitance… Ce n’est pas digne », accuse François Ruffin.

Mais non seulement l’État ne fait rien pour les bas salaires et refuse toute hausse du Smic et des minima sociaux, mais les « primes » qu’il a parfois promises ont été aléatoires, exceptionnelles et insuffisantes. Les travailleurs de l’ombre, Macron ne les met en lumière que lorsqu’il en a besoin, mais il les éteint vite !

Un exemple ? Après avoir dans un premier temps publié un projet de loi de finances dans lequel aucune revalorisation des « aides à domicile » n’était prévue, le gouvernement a fait marche arrière, mais ce fut pour un modeste amendement proposant de verser 150 millions en 2021, et 200 les années suivantes, pour aider à revaloriser les rémunérations de ces salariés mal payés – dont le confinement a pourtant mis en évidence le caractère indispensable. A contrario, l’État refuse d’agréer l’avenant 43 signé en février 2020 entre les syndicats et les patrons de la branche associative (qui représente 60 % du secteur) et qui prévoyait 15 % d’augmentation.

Les soignants devaient toucher, depuis septembre, 182 euros de plus, au lieu des 300 euros qu’ils réclamaient légitimement. On est très loin du taux de revalorisation salarial nécessaire pour recruter dans la profession et la stabiliser.

Les salariés en chômage partiel (12,4 millions à la date du 11 mai et encore 8,4 millions en novembre) perdent 16 % de leur salaire depuis de longs mois. Cela frappe de plein fouet les capacités de vivre décemment, de survivre et d’aider ; les solidarités familiales et générationnelles en pâtissent.

 

Le tabou du Smic

Le Smic est déjà bien trop bas. Selon le baromètre de pauvreté du Secours populaire, « le niveau du Smic (1 219 euros) se situe en dessous du seuil de pauvreté subjectif estimé [...] à 1 228 euros. [...] Cela veut dire qu’on n’a pas 9,3 millions de personnes concernées ; on dépasse les 12 millions ! On va aller jusqu’où comme ça ? » Tous les salaires sont trop bas en France, et le Smic devrait être haussé à 1 800 euros.

5,9 % des 30 millions de salariés sont pauvres. Ils ne peuvent se soigner et ne supportent pas le ou les jour(s) de carence retiré(s) de leur salaire quand ils attrapent le Covid. Beaucoup sont obligés de travailler et de masquer leur contagiosité. Et quand c’est le travail qui les contamine, le Covid n’est pas reconnu comme une « maladie professionnelle », ce qui diminue leur protection salariale et sanitaire. Il y a entre 15 et 20 % de précaires, d’abonnés aux CDD, d’intérimaires, de salariés à temps partiels, de saisonniers et de titulaires d’emplois atypiques.

Les « ordonnances de l’état d’urgence » de Macron ont élargi cette précarité et laissé aux patrons la liberté de l’exploiter au maximum, ce qui aboutit à ce que les heures supplémentaires ne soient plus décomptées ni majorées, à ce que les congés payés soient suspendus. Ainsi tous les salariés travaillent plus et gagnent moins. Ce qui évidemment freine l’emploi et fait augmenter le nombre de chômeurs.

« Autoriser les employeurs à augmenter fortement les horaires de travail des salariés en poste causera une nouvelle vague de chômage et le seul rattrapage qui aura lieu sera celui des profits et des dividendes, mais uniquement sur un horizon court », résume Guy Desmarets, auteur de La Déflation compétitive (Ed. Classiques Garnier) cité par Romaric Gaudin dans Médiapart.

Pour 88 % des actifs, non seulement le droit au travail et le droit du travail ont été dégradés, mais il en est allé de même pour le droit des contrats de travail. Macron s’attaque aux conventions collectives elles-mêmes. Quant aux 12 % d’indépendants, la misère les rattrape pour 16,6 % d’entre eux. L’aide forfaitaire de 1 500 euros du gouvernement n’est pas suffisante pour permettre à un chauffeur Uber d’assumer ses charges fixes (la location du véhicule, les 300 euros mensuels d’assurance, les frais d’entretien) et d’avoir un reste à vivre décent.
C’est le cas de tous ces faux-vrais artisans, sous-traitants, prétendus « auto-entrepreneurs ». Macron est l’ami n°1 d’Uber, son programme affiché est de « supprimer les cotisations sociales », de créer une « société post-salariale ». Le gouvernement refuse en conséquence bec et ongles la requalification de ces travailleurs en tant que salariés.

« L’annonce que la crise va faire entre 800 000 et 1 million de chômeurs de plus nous inquiète. Ceux-là, on va les voir arriver en janvier », explique-t-on au Secours populaire. « Nous n’avons aucune visibilité sur la croissance à venir parce qu’on ne voit pas encore arriver les salariés licenciés. Mais on sait qu’ils vont venir et qu’il y aura encore plus de demandes quand leurs allocations chômage prendront fin. »

C’est ainsi que le salariat est miné à la base, aussi bien dans ses salaires que dans ses droits. Les pauvres tirent vers le bas les bas salaires, les bas salaires tirent vers le bas les hauts salaires, les chômeurs servent à saper les défenses de ceux qui ont encore un travail, et Macron, lui, tire contre tous les salariés et les contient par la violence. Car pour casser ainsi de haut en bas toute un système de droits et de protection sociale, il faut cogner fort. Pour faire du Hayek, il faut faire du Pinochet. C’est à cela que sa police s’exerce et que ses lois liberticides tendent. C’est cela que ses discours séparatistes et discriminatoires visent.

 

100 milliards pour le CAC40 ou pour le travail ?

Pourquoi tous ces discours dominants dans tous les médias sur la religion, le séparatisme, la sécurité ? Pourquoi la violence de la police ? Pourquoi les discours creux ou pervers sur la République et l’ordre ? Pour ne pas parler de social, ne pas parler des pauvres, ne pas parler des salaires, ne pas parler du droit ni de la santé au travail !

C’est pour faire diversion. Pour masquer la guerre sociale, on digresse volontiers sur les religions, le communautarisme, la délinquance, le terrorisme et sur une république mythifiée qui n’a surtout rien de social. Pour faire voter un budget 2021 encore plus libéral, plus orienté vers les cadeaux à la finance parée de toutes les vertus rédemptrices.

Pendant ce temps, derrière la crise sanitaire, l’épargne profite aux riches : 20 % des ménages, les plus aisés, ont thésaurisé 70 % au-delà croissance du patrimoine financier. La baisse des APL, la désindexation de plusieurs prestations (allocations familiales, RSA, retraites) qui progressent moins vite que l’inflation, ainsi que le durcissement des conditions d’accès aux allocations chômage font diminuer en 2020 de 240 euros les ressources des 5 % les plus pauvres, quand les ressources des 5 % les plus riches augmentent de 2 905 euros sous le seul effet des baisses d’impôt. Cette injustice qui fait porter les politiques d’austérité sur les plus fragiles est chaque jour plus difficile à vivre pour les millions de précaires et de salariés qui n’accèdent plus aux biens essentiels comme le logement, l’alimentation, l’éducation ou les loisirs.

 

Deux problèmes massifs

Le problème majeur de notre société est que nous avions 6,6 millions de chômeurs, en catégories A, B, C, D et E. depuis plus de cinq ans. Sous Macron, les gouvernants ont réussi à manipuler les chiffres ; ils ont changé les critères et sont parvenus à faire croire aux observateurs non informés que le chômage avait baissé autour de 7 % (soit 3,4 millions de chômeurs). En fait, toutes catégories confondues, il est resté supérieur à 10 % et touche 6,5 millions de salariés. Avec ce mensonge, ils ont fait passer en septembre 2019 une casse de l’assurance chômage qui est une véritable « tuerie ». Elle va dominer drastiquement le nombre des chômeurs reconnus comme tels, leurs indemnités et leur durée d’indemnisation. Cela devait s’appliquer au 1er avril 2020. Ils n’ont pas osé le faire à cause de la misère ambiante et l’ont reporté en 2021, mais ils sont bien décidés à ne pas céder.

L’autre problème est que nous avons 14 millions de retraités dont la moitié touchent autour de 1000 euros et ne peuvent vivre décemment. Mais le pouvoir a fait voter en janvier 2020 une casse de ces retraites qui abaissera en moyenne ces dernières de 25 à 30 % et ils s’entêtent dans ce sens, annonçant le recul de l’âge de départ en retraite à 63 et 65 ans, ce qui aura pour effet d’aggraver le chômage des jeunes autant que des « seniors ». Ils masquent que la différence d’espérance de vie entre les 5 % d’hommes les plus pauvres et les 5 % les plus riches s’élève à 13 ans, et que leur « réforme » des retraites servira surtout les cadres supérieurs et les plus riches.

Tout confirme le cap fondamental de la politique macroniste : servir les riches, faire payer les pauvres et les salariés. Et le gouvernement profite de la pandémie pour durcir cette ligne.

 

Au cœur de la guerre sociale 784 plans antisociaux : halte aux licenciements !

 

La défense de l’emploi et des salaires sont liées. C’est la ligne de front essentielle. C’est le cœur de la guerre qui se déroule. Il n’y aura pas d’harmonie sociale, sans retour à l’emploi pour tous avec des salaires décents pour tous.

 

En accompagnement des luttes des salariés concernés, on doit exiger de se donner les moyens juridiques pour dire efficacement « Halte aux licenciements ! ». Ce qui revient à partager du travail, à garantir la hausse des salaires, à imposer au capital qu’il cesse de piller le travail. « Le niveau de rémunération du capital », comme le dit élégamment Stéphane Lauer, éditorialiste du Monde « devient de moins en moins soutenable sur le plan social et écologique ». Cette crise doit être l’occasion de rendre aux salariés les immenses superbénéfices et les dividendes surabondants captés par les actionnaires. Imposer le partage des richesses, cela commence par protéger les emplois. Et aussi de les partager, en réduisant la durée du travail vers 32 h et même 28 par semaine.

 

Des outils existent

Commençons par exiger le contrôle préalable sur les licenciements, afin d’interdire aux patrons de licencier sans que tout soit fait pour assurer la pérennité de l’entreprise. Les « accords de performance » doivent concerner les patrons et les actionnaires, ils doivent gagner moins et continuer à produire.

En interdisant qu’ils licencient sans autorisation préalable, on place les patrons sous contrôle de leurs salariés et de la puissance publique. Les Comités d’entreprise doivent exercer un droit de veto, et donner ou non leur avis conforme. Les tribunaux de commerce doivent être supprimés. Des commissions départementales mixtes composées des IRP des salariés concernés, des syndicats, de l’Inspection du travail, des Dirrecte et préfets, de la Banque publique d’investissement doivent pouvoir proposer des solutions alternatives aux licenciements.

Des journaux jouent un rôle très utile pour recenser les centaines de plans de licenciements, et étudier et dénoncer, chiffres à l’appui, les mauvaises raisons qu’utilisent les actionnaires pour les mettre en œuvre. Outre les sites syndicaux – celui d’Info’com CGT notamment – et celui de L’Humanité quotidienne et hebdomadaire, on pense à Alternative économique, l’excellent site Bastamag, l’Observatoire des multinationales (Maxime Combes) et, récemment, Médiapart qui a publié le 30 novembre une « carte des plans dits sociaux » (cartesociale@mediapart.fr).

 

De Sanofi…

À Sanofi, le blocage des licenciements imposerait à la direction de discuter. Car le groupe a dévoilé un plan de deux milliards d’euros d’économies impliquant à terme 1 700 suppressions d’emplois en Europe, dont un peu plus de 1 000 en France. La crise sanitaire actuelle propice à l’activité des laboratoires pharmaceutiques devrait la remettre en cause et le refus d’autorisation de ces licenciements sanctionnerait le patron de Sanofi, Paul Hudson, qui a déclaré que le gouvernement américain serait prioritaire dans l’accès au vaccin contre le Covid-19 au motif que « ce pays partage le risque des recherches ».

Sanofi est un groupe dont 80 % de l’activité en France dépend de la Sécurité sociale et qui bénéficie chaque année de 150 millions d’euros au titre du crédit d’impôt recherche (CIR) et du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Il a terminé l’année 2019 sur une croissance de 2,8 % du chiffre d’affaires (36,1 milliards d’euros) et de près de 10 % du résultat net (7,5 milliards). Quatre milliards d’euros de dividendes ont été servis aux actionnaires, soit plus de 11 % du chiffre d’affaires ! Il y a là des arguments plus que solides et le droit, s’il est évidemment associé à une mobilisation sociale d’ampleur, peut imposer le maintien des 1 000 emplois !

 

… à Auchan

Auchan annonce la suppression de 1 475 postes alors que son chiffre d’affaire, comme celui de toute la grande distribution, a progressé. La direction invoque la crise du modèle de l’hypermarché, mais ça se savait depuis longtemps et les syndicats avaient alerté que les parts de marché étaient rognées de tous côtés par l’essor du hard-discount, du commerce en ligne, des magasins bio, etc. L’enseigne, fondée par la famille Mulliez dans les années 1960, y réalise encore 75 % de ses ventes, contre moins de 50 % pour son concurrent Carrefour, qui a beaucoup développé les magasins de petit format du type « City » ou « Contact » dans les centres-ville.

« Le groupe Mulliez a des devoirs vis-à-vis des salariés qui ont fait sa fortune, et nous proposons donc que les reclassements se fassent au sein du groupe », demande la CFDT. Le « groupe », ce sont toutes les entreprises dont l’Association familiale Mulliez (AMF) est actionnaire : outre Auchan, on dénombre Décathlon, Leroy Merlin, Boulanger, Flunch, Kiabi, Cultura… Un ensemble d’entreprises qui a toujours pris bien soin d’éviter d’être reconnu comme une seule et même unité légale. « Nous allons entamer des actions devant la justice pour faire reconnaître le groupe Mulliez en tant que tel », prévient à juste titre le délégué syndical central de la CGT Auchan. Si une telle démarche aboutit, le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) devrait tomber sous le coup du refus des licenciement et imposer des reclassements à l’ensemble des enseignes de la famille Mulliez, interdisant le risque de licenciements secs.

 

À Toulouse comme ailleurs

Airbus et Latécoère : les employés du célèbre équipementier toulousain, sous-traitant de premier rang d’Airbus, sont dans l’incertitude depuis l’annonce par la direction de 475 suppressions de postes (dont la quasi-totalité en Occitanie) sur 1 504 en France.

La région toulousaine, où le secteur aéronautique représente environ 60 000 emplois (soit 8 % de l’emploi privé), est particulièrement touchée. L’inquiétude est d’autant plus grande que le secteur stricto sensu irrigue tout un écosystème. Selon la Chambre de commerce et d’industrie de Toulouse, quand un emploi est menacé dans l’aéronautique, 2,5 emplois le sont dans d’autres secteurs. Dès que le géant européen Airbus est secoué, l’onde de choc se propage. Or, le constructeur a annoncé fin juin son intention de supprimer 5 000 emplois en France, dont 3 600 à Toulouse. Si des accords viennent d’être conclus pour éviter des licenciements secs, il n’en va pas de même chez les sous-traitants, fournisseurs et prestataires de services. L’intervention de la puissance publique dans l’intérêt de l’emploi et des salariés est impérative.

Le hic, c’est que cette intervention fait bien souvent défaut dans le France de Macron. Il en va ainsi dans le cas de Bridgestone où le refus d’homologation du plan de licenciements aurait pu imposer au patron de négocier à de bonnes conditions (voir encadré ci-dessous). C’est également le cas de Nokia, Total, de Rossignol, Mésachrome, Escoval, Société Générale, Bénéteau, La Halle, Cargill…

 

Que faire ?

Au lieu de « laisser faire, laisser aller » et de donner des « aides » à tire-larigot sans contre-partie, il faut responsabiliser les donneurs d’ordre, interdire plus d’un niveau de sous-traitance, imposer l’alignement des sous-traitants sur la convention collective des donneurs d’ordre, faciliter la reconnaissance des unités économiques et sociales, suspendre les licenciements et les contrôler, tout cela en vue de trouver des alternatives économiques avec des commissions mixtes départementales.

C’est ce que proposait la GDS dès le 6 avril 2020 dans son document « Pandémie et jour d’après » publié dans les colonnes de D&S n°254. Nous ne sommes plus les seuls à vouloir contrôler le tsunami de licenciements qui s’annonce. Un grand consensus devrait pouvoir s’établir à gauche dans la perspective de lutter aujourd’hui contre les sales coups de Macron et de gouverner demain en ce sens.

 

(ici reproduire la « une » du dossier d’avril « Pandémie et jours d’après »

 

GF

 

 

Le gouvernement a donc laissé délibérément fermer Bridgestone le 12 novembre, en renonçant à utiliser la procédure de « refus d’homologation » qui existe pourtant encore dans le droit du travail. Bridgestone, un des premiers fabricants mondiaux de pneus, c’était 863 emplois à Béthune. 168 millions d’euros d’investissements auraient suffi à sauver l’entreprise, dont 100 millions d’euros en partie publics proposés par le gouvernement. À long terme, pour la collectivité, en termes d’emplois, cette réduction de 6 % dans l’industrie entraînera une perte de près de 4 % de l’emploi total du bassin, soit 2 500 postes en tout. Le coût cumulé sur dix ans de la fermeture sera bien supérieur : il atteindra 228 millions selon les économistes Axelle Arquié et Thomas Grjebine, qui se sont exprimés sur ce point dans Le Monde.

 

 

Métro: mets ton ardoise ça privatise

Au boulot n° 523

 

 

Les gens qui passent devant nos recettes, à l’entrée de chaque station de métro croient qu’on est des lego. Mais non on est des humains enfermés là 7 h 30 : pas d’écouteurs, pas de lecture. Surveillés en permanence on a du boulot tout le temps : quand on n’est pas derrière la vitre, c’est qu’on fait le tour de station, qu’on décaisse les appareils de vente, qu’on reçoit la Brinks, qu’on est en intervention dans la station (malaise, bagarre, installation défectueuse) ou alors on s’occupe des PSIE (personnes séjournant indûment dans les espaces).

Si tu va faire pipi, t’as trois minutes, tu mets ton « ardoise » à ta recette indiquant ton proche retour. Si dans ces trois minutes il y a un incident ça déclenche « l’alarme dite de synthèse » : un vacarme retentit dans toute la station pour que l’agent, où qu’il soit répondre.

Il y a 20 ans, ils étaient 7 agents dans une station comme Bonne Nouvelle, maintenant il n’y a plus qu’un… la rentabilité étant la même, nous devrions être payés 7 fois plus et travailler 7 fois moins. Non, bien sûr, ça n’a pas été fait au service des salariés. Ni des usagers.

A la RATP « l’ouverture à la concurrence » prévue en 2022 nous est agitée sous le nez comme un couperet inéluctable prétendument bénéfique. Pourtant jusqu’en 1949, le métro était privé, et il a été bâti en dépit du bon sens dans un joyeux bordel que le service public a du s’employer à réguler depuis. Et ils veulent revenir à avant 1949.

On nous donne des nouveaux noms « managers », « animateurs » et on nous équipe de tablettes savantes : des « E-pv » projet « Symphonie ». C’est un écran et une platine qui permet de tout gérer sans se déplacer, les grilles, les caméras, les escaliers mécaniques et s’il nous arrive d’être au pipi, ça se sait au « pôle » directeur de chaque ligne.

Le seul objectif est de supprimer des postes, que ça coûte moins cher en personnel, en droits des salariés et en grèves.

Mais que fera une tablette « E-pv symphonie » en cas de malaise voyageur, de dysfonctionnement, d’attentat…?

 

Gérard Filoche

 

 

 

janvier 1961-janvier : 60° anniversaire de la plus grande grève générale belge

Avec cette analyse détaillée d’Ernest Mandel,  sur la grève belge de 1961, il est possible de mettre en évidence la situation de double pouvoir qui s’est alors créée, notamment  à Anvers, et le mot d’ordre de contrôle ouvrier sur la production (un mot d’ordre transitoire) qui est alors devenu d’actualité en remettant en question l’organisation de la production sur des bases socialistes. D’une revendication salariale, une partie des grévistes est arrivée à une revendication transitoire constituant un pont entre le niveau de conscience qui était alors celui du prolétariat belge et le socialisme.

« Des grèves de masse ne peuvent se produire que lorsque les conditions historiques en sont présentes. Elles ne se laissent pas proclamer sur commande. Des grèves de masse ne sont pas des moyens artificiels, qui peuvent être employés lorsque le parti est arrivé dans une impasse avec sa politique, afin de le sortir du jour au lendemain de ce marasme. Lorsque les contradictions de classe se sont exacerbées et lorsque la situation politique s’est tendue au point où les moyens parlementaires ne suffisent plus pour faire avancer la cause du prolétariat, alors la grève de masse apparaît comme une nécessité impérieuse, et alors elle est hautement profitable à cette cause, même si elle n’aboutit pas à une nette victoire. » (Rosa LUXEMBOURG : « La grève de masse politique », dans Vorwaerts, 24 juillet 1913)

Les sociologues avaient dit que la classe ouvrière était en train de disparaître ; voilà qu’elle se manifeste avec une énergie rarement égalée. Les économistes avaient affirmé que les hauts salaires rendaient désuète la lutte de classe; voilà qu’elle provoque une de ses explosions les plus violentes des dernières décennies. Les hommes politiques avaient dit que le désir de bouleversement économique n’animait plus qu’une poignée de « die-hards » intellectuels et utopistes (les « véritables réactionnaires » attachés aux « idéologies du XIXe siècle ») ; voilà que ce même désir inspire brusquement l’action de centaines de milliers d’hommes, non pas en quelque pays lointain, dont la misère et la famine chroniques expliqueraient tout, mais dans cette Belgique voisine et bourgeoise, pays de bons vivants et de kermesses, de luxe insolent et de standing élevé.

Comment expliquer ce paradoxe? Comment interpréter cette grève « qui n’aurait pas dû exister »? S’agit-il d’un simple caprice de l’histoire, d’un chant du cygne de la lutte de classe sur le point de disparaître? Ou est-ce plutôt l’indice d’un réveil international de ce prolétariat européen sans guillemets, le reflet d’énormes possibilités cachées, la promesse d’une nouvelle vague? Sera-ce l’exception ou la règle? Voilà bien des questions qui réclament des réponses. Nous esquisserons quelques-unes de ces réponses, fruits d’une expérience exaltante. Elles n’ont point la prétention d’être définitives.

I. Le contexte économique

C’est un lieu commun que de parler du « retard » économique de la Belgique. De tous les pays du Marché Commun, la Belgique connaît en effet l’expansion économique la plus lente, l’accroissement le moins élevé de son revenu national. C’est vrai en général; c’est plus particulièrement caractéristique pour les secteurs industriels dits « en expansion ».

L’industrie d’électricité est fort typique du niveau d’industrialisation générale d’une nation. L’évolution comparée de la production d’électricité belge et néerlandaise est tout à fait significative :

Au niveau des phénomènes purement industriels, le retard croissant de l’économie belge — prévu par la Fédération Générale du Travail de Belgique dès 1954 (voir le Rapport de son Congrès extraordinaire d’octobre 1954, complété par le Rapport du Congrès Extraordinaire d’octobre 1956 Holdings et Démocratie économique) — s’explique assez facilement. La structure industrielle de la Belgique a vieilli. L’économie belge est une preuve vivante de la valeur universelle de la « loi du développement inégal ». Premier pays sur le continent européen à s’industrialiser dès l’époque napoléonienne, la Belgique a conservé essentiellement sa structure industrielle du XIXe siècle, fondée sur des branches traditionnelles (sidérurgie, charbonnages, textiles, matériel roulant) et surtout sur la fabrication de produits mi-finis, pondéreux, incorporant relativement peu de travail vivant (laminés, charbon, ciment, verre, engrais chimiques, filés de laine et de coton, etc.). Elle paye aujourd’hui le prix de son avance de jadis. Ses marchés traditionnels d’outre-mer et d’Europe orientale disparaissent, comme résultat du processus d’industrialisation des pays sous-développés. Ses produits traditionnels d’exportation sont structurellement en déclin, par suite de la concurrence de produits nouveaux (aluminium et métaux légers; pétrole; matières plastiques; textiles synthétiques, etc.). Comme elle n’a pas développé suffisamment d’industries nouvelles, et qu’elle n’a pas non plus exploité de ressources nouvelles de son sous-sol (la Belgique est le seul pays des Six qui n’a créé au cours des vingt dernières années ni une production nationale de pétrole brut ni une production nationale de gaz naturel et qui, jusqu’en 1959, ne connut même pas de pétrochimie), le déclin des « vieux » secteurs n’est pas compensé par l’essor des secteurs « nouveaux ».

L’industrie belge occupe par conséquent une place de plus en plus « marginale » sur le marché mondial. La Belgique ne peut qu’« importer » des hautes conjonctures de l’étranger, c’est-à-dire qu’elle ne peut mettre à la disposition de ses clients étrangers ses réserves de main-d’œuvre et d’outillage que lorsque ces réserves ont disparu chez la plupart de ses concurrents. Elle est en général frappée plus tôt et plus fortement par les récessions que ses voisins, et elle entre la dernière dans une nouvelle phase de « boom ». Détail significatif : la Belgique fut le seul pays membre du Marché Commun qui ne sut pas faire l’économie de la récession (américaine) 1957-‘58.

Ce retard économique de la Belgique est apparu dès la fin du « boom de la guerre de Corée ». Il a été accentué par l’entrée en vigueur du Traité de Rome. La libération progressive des échanges ne fournit que peu de débouchés supplémentaires à la Belgique, alors qu’elle menace directement ses débouchés principaux : le marché intérieur et le marché néerlandais. Accentuant un mouvement de perte de débouchés déjà entamé antérieurement, l’entrée en vigueur du Traité de Rome peut ainsi précipiter la ruine rapide de secteurs industriels entiers.

C’est ce qui arriva avec l’industrie charbonnière à partir de 1958-‘59, dans le cadre de la C.E.C.A. C’est ce qui peut arriver rapidement avec l’industrie du matériel roulant, la fonderie et d’autres secteurs de la métallurgie, l’industrie de montage d’autos, l’industrie du meuble, l’industrie du ciment, l’industrie du papier-journal.

Ce dernier cas est particulièrement caractéristique. De 1950 à 1960, la consommation belge a augmenté de 77.000 à 120.000 t. La production belge de papier-journal s’est accrue au cours de ces mêmes dix années de 60.000 à 95.000 t. Mais sur le marché belge, les ventes de papier-journal belge ont diminué de 56.000 t. à 54.000 t., de sorte que (a) cette production nationale ne couvre plus que 45 % des ventes de papier-journal en Belgique, contre 72 % en 1950; (b) une grosse partie de la production belge courante doit être exportée vers des pays comme l’Argentine, où les débouchés peuvent disparaître du jour au lendemain; (c) l’industrie belge ne travaille plus qu’à 80 % de sa capacité.

Cette inadaptation aux transformations de la demande intérieure et internationale s’explique par certaines faiblesses structurelles particulières (prix relativement élevé de l’énergie, qui grève le prix de revient industriel moyen; frais de transport et de distribution surélevés, par suite d’un manque de rationalisation; subsides excessifs à l’agriculture, etc.). Mais en dernière analyse, ce qui est en cause, c’est une structure financière particulière, c’est-à-dire une structure particulière du capitalisme belge.

Celui-ci se caractérise par la juxtaposition, la « coexistence pacifique », de deux secteurs, un secteur contrôlé de manière extrêmement étroite par une dizaine de groupes financiers (les fameux « holdings » Société Générale, Brufina-Cofinindus, Solvay-Boël-Janssen, Empain, Evence Coppée, Lambert, Sofina, Petrofina, etc.), un second secteur dominé par des entreprises familiales à structure financière plus ou moins archaïque. Les deux secteurs ne se développent plus que par auto-financement, le premier parce qu’il désire conserver le contrôle des entreprises et des branches qu’il domine, le second parce qu’il craint qu’un large appel au marché des capitaux le soumette au contrôle du premier. Il en résulte une tendance générale à la conservation des structures, l’auto-financement des holdings développant essentiellement les industries traditionnelles de produits mi-finis (dont quelques-unes comme les laminoirs, la verrerie, les glaceries, la papeterie fine, ont connu de ce fait de remarquables développements techniques), l’auto-financement des entreprises familiales empêchant les concentrations et rationalisations nécessaires. Le déclin de l’industrie charbonnière — à laquelle l’Etat avait pourtant versé près de 30 milliards de frs de subsides à fonds perdus — est un exemple typique des effets désastreux de cette « coexistence pacifique ».

En définitive, on a assisté au paradoxe suivant : alors que la Belgique est un des pays capitalistes les plus riches du monde, alors qu’elle a exporté en moyenne 6-7 milliards de frs de capitaux par an (d’abord surtout vers le Congo, ensuite surtout vers le Canada, l’Amérique latine, les États-Unis, le Sud-Est asiatique, etc.) la plupart des « industries nouvelles » créées sur son sol au cours des dernières années l’ont été par des groupes étrangers. C’est notamment le cas de l’industrie du montage d’autos, de l’industrie électronique, d’une bonne partie des entreprises de produits plastiques, d’industries d’appareils et de machines-outils divers, etc.

Mais le paradoxe ne s’arrête pas là. Malgré ce retard économique de plus en plus prononcé, les travailleurs belges — et le peuple belge en général — ont pu conserver un niveau de vie relativement élevé et, jusqu’il y a quelques mois, le niveau de salaires réels le plus élevé du Marché Commun. Ce ne sont donc pas les effets économiques et sociaux du marasme économique qui expliquent la grève; c’est la prise de conscience des masses quant à l’incapacité du capitalisme de résoudre les problèmes brûlants de la nation, leur prise de conscience quant à la nécessité de changer de régime économique, comme l’a dit le président du P.S.B., Léo Collard, lui-même — qui explique cette grève.

Il est vrai que l’insuffisante expansion économique a créé un chômage chronique important. Celui-ci résulte de l’effort réussi des capitalistes pour augmenter la productivité, afin de neutraliser les effets des salaires relativement élevés sur la capacité concurrentielle de l’industrie belge [1]. Mais ce chômage existe depuis douze ans, et dernièrement il a eu tendance à diminuer quelque peu plutôt qu’à augmenter :

En outre, ce chômage est localisé à 65-75 % (selon les années) dans des régions flamandes où la grève a été beaucoup plus faible et beaucoup moins spontanée qu’en Wallonie, ou qu’à Anvers et à Gand.

Il faut ajouter que le niveau absolu des rémunérations directes, du salaire global, aussi bien nominal que relatif (c’est-à-dire du pouvoir d’achat), n’a connu aucune baisse au cours des dix dernières années même si la tendance à l’augmentation des salaires a été relativement plus lente que dans la plupart des autres pays de la C.E.E. à partir de 1955 (à l’exception de la France et de l’Italie). Les salaires réels belges restent aujourd’hui encore te parmi les plus élevés d’Europe, et, sauf dans quelques secteurs où ils sont dépassés par les salaires allemands, les plus élevés dans le Marché Commun. Sans doute, l’indépendance du Congo a-t-elle provoqué une chute sévère des valeurs coloniales en Bourse — ce qui explique la frénésie de certains milieux petits bourgeois. Mais il y a peu de travailleurs parmi les « petits porteurs d’actions », et ceux-ci n’incorporent en tout cas pas la valeur de leur capital, mais plutôt le montant de leurs dividendes dans leur revenu courant; or ces dividendes sont restés pratiquement inchangés en 1960 pour les principales compagnies congolaises.

Il faut donc bien se rendre à l’évidence. Ce n’est pas à cause d’une mauvaise situation économique, mais malgré des salaires relativement élevés que la grève belge s’est produite. Si le contexte économique l’explique indirectement et foncièrement (parce qu’il a sapé le mythe du « miracle économique capitaliste », parce qu’il a provoqué un désir de renouveau économique radical), c’est dans le contexte social que nous découvrirons plus spécialement les causes immédiates de son éclatement.

II. Le contexte social

La Belgique est un des pays les plus industrialisés du monde. Les salariés-appointés (y compris les fonctionnaires et agents des services publics) y constituent plus de 75 % de la population active. La paysannerie ne représente plus qu’une classe sociale d’importance réduite, qui dépasse à peine 10 % de cette même population.

Si la masse des salariés et appointés constitue la grande majorité de la nation, cette masse est en revanche fortement stratifiée, à la fois d’après sa qualification, d’après ses traditions et son niveau de conscience, d’après ses origines et son caractère national. Les trois couples « Wallons-Flamands », « travailleurs d’origine urbaine-travailleurs d’origine rurale », « travailleurs socialistes-travailleurs chrétiens », ne se recoupent pas entièrement. Il y a en Flandre d’importants noyaux minoritaires de travailleurs socialistes « urbanisés » depuis des siècles (notamment à Gand et à Anvers), hautement qualifiés (surtout à Anvers), et plongés dans la grande industrie depuis plus de cent ans. De même, il y a en Wallonie une minorité de travailleurs chrétiens, moins substantielle mais non sans importance, surtout dans le milieu semi-rural (Namurois, cantons rédimés, Thudinie et Basse-Sambre, etc.), dans la petite industrie, ou parmi les employés soumis à la pression capitaliste (ce fut la position traditionnelle des employés de charbonnages dans le Hainaut). Néanmoins, sans se recouper totalement, ces trois « couples » de stratification s’expliquent largement l’un l’autre.

Le gros du prolétariat wallon a été formé pendant le XIXe siècle, surtout dans le Hainaut et dans la province de Liège, dans les principales industries de l’époque : mineurs, ouvriers sidérurgistes et métallurgistes, verriers, ouvriers de l’industrie chimique et des cimenteries, ouvriers de la pierre, ouvriers de l’industrie textile de Verviers. Ces « anciennes » couches de la classe ouvrière ont constitué les principaux noyaux fondateurs du Parti Ouvrier Belge et des syndicats socialistes. Il fallait y ajouter en Flandre les ouvriers textiles de Gand, et les dockers et ouvriers diamantaires d’Anvers.

Depuis 1910, un « nouveau » prolétariat s’est joint à ces anciens noyaux. En Wallonie, il s’agissait d’un déplacement de travailleurs plutôt que d’une prolétarisation de couches petites bourgeoises (à quelques exceptions près) : déclin de l’industrie de la pierre et de l’industrie charbonnière, compensé par un essor de la sidérurgie, des fabrications métalliques, de l’industrie chimique et de l’industrie d’électricité. En Flandre, il s’agissait d’une prolétarisation assez rapide d’éléments ruraux, mais sous deux formes essentiellement différentes :

1° création ou extension d’un prolétariat plus ou moins qualifié dans les bassins industriels anciens (industrie d’alimentation à Gand et à Anvers; industrie métallurgique à Anvers, à Gand et dans l’axe Anvers-Bruxelles; création du bassin industriel au sud de Bruxelles ; création du bassin industriel de Bruges ; création de l’industrie charbonnière du Limbourg et industrialisation de la Campine, etc.) ;                                    .

2° création d’une énorme masse de manœuvres (ou de « spécialisés » dans l’industrie du bâtiment), véritable « armée de réserve industrielle » du capitalisme belge. Cette « armée de réserve », dans des périodes de haute conjoncture, se déplace vers Bruxelles ou vers la Wallonie, comme elle comporte un grand nombre d’ouvriers frontaliers ou saisonniers. En période de crise, elle constitue le gros (jusqu’aux trois quarts) de la masse des chômeurs belges.

Or, une politique délibérée du clergé catholique et des gouvernements que le parti catholique a contrôlés pendant plus d’un demi-siècle — le premier gouvernement sans participation catholique n’est apparu en Belgique qu’au lendemain de la 2e guerre mondiale! — a tenté de freiner l’urbanisation du nouveau prolétariat flamand. Cette politique n’a au fond connu un seul échec : celui de la grande agglomération anversoise. Partout ailleurs, elle a été pleinement couronnée de succès, notamment sur l’axe Anvers-Bruxelles, en Flandre occidentale et orientale, dans le Limbourg, et surtout dans la région de Bruxelles. Les ouvriers qui travaillent dans l’industrie bruxelloise (notamment dans l’industrie métallurgique, non sans importance), n’habitent point l’agglomération bruxelloise. C’est un fait sociologique qui explique en grande partie le semi-échec de la grève générale à Bruxelles.

Nous n’avons point l’intention d’énumérer ici tous les moyens utilisés pour arriver à cette fin (politique de logements; politique des transports en commun largement subventionnés au profit de cette « mobilité de la main-d’œuvre »; politique scolaire; embrigadement systématique de la population par les « organisations de masse » catholiques, allant des organisations de gosses et de scouts jusqu’aux organisations de vieux pensionnés). II nous suffit de souligner les résultats auxquels cette politique est arrivée. Alors que le « vieux » prolétariat, wallon autant que flamand, a été dès l’origine organisé dans le parti et les syndicats socialistes, le « nouveau » prolétariat flamand a été en grande majorité happé par les organisations ouvrières chrétiennes qui ont connu, depuis 1918, un essor spectaculaire.

Certes, cet essor des syndicats chrétiens est un phénomène largement contradictoire. Créés comme syndicats « anti-socialistes », opposant la « collaboration de classe » à la doctrine marxiste de la « lutte des classes », jouant franchement et régulièrement un rôle de « jaunes » dans les conflits sociaux, les syndicats chrétiens, pour pouvoir subsister et se développer, ont connu et connaissent une lente mutation. Ils entrent en compétition avec leurs « concurrents » socialistes pour de nouvelles adhésions. Ils sont donc obligés d’« offrir » autant, sinon davantage, que ces syndicats socialistes. Petit à petit, ils apprennent à engager des batailles revendicatives. Petit à petit, leur programme de revendications immédiates s’approche de celui des syndicats socialistes, au point de se confondre avec celui-là. La bourgeoisie — et l’Église — ont donc incontestablement, à longue échéance, joué un rôle d’apprenti-sorcier. Pour pouvoir assurer la « paix sociale », elles ont été amenées à construire des organisations qui faisaient de la lutte de classe, d’abord sans le savoir, puis de plus en plus consciemment, bien que dans des limites très étroites.

Néanmoins, le fait que l’industrialisation de la Flandre (qui compte, en chiffres absolus, plus de salariés-appointés que la Wallonie, et même plus de membres des syndicats socialistes que la partie méridionale du pays!) a surtout abouti à l’essor des syndicats chrétiens, et donc à une division du mouvement ouvrier en deux blocs d’importance largement équivalente, n’en a pas moins eu des effets néfastes sur la dynamique de la lutte de classe dans l’immédiat et à moyen terme. Seule cette division peut expliquer le mystère d’un pays non seulement doté d’une grande majorité de travailleurs, mais encore d’une forte majorité de travailleurs organisés et syndiqués, — et qui, en même temps, continue à vivre tranquillement dans un cadre capitaliste désuet et traditionnel.

La Belgique compte en effet un des taux de syndicalisation les plus élevés d’Europe et du monde, — taux qui s’approche de 65 % de l’ensemble des salariés, appointés et agents des services publics. En laissant de côté deux petites organisations syndicales (les syndicats dits libéraux et le « cartel indépendant des services publics »), qui ne comptent, ensemble, que quelques dizaines de milliers de membres, cette force syndicale se répartit essentiellement sur la Fédération Générale du Travail de Belgique (F.G.T.B.) sous direction socialiste, et sur la Confédération des Syndicats Chrétiens :

Entre 1930 et 1947, la C.S.C. a gagné 40.000 membres en Wallonie, 25.000 membres dans le Brabant, et 160,000 membres en Flandre. Entre ces deux mêmes dates, la F.G.T.B. a gagné 37.000 membres en Wallonie, 11.000 dans le Brabant et seulement 63.000 membres en Flandre. Entre 1920 et 1930, la F.G.T.B. avait pratiquement stagné, alors que la C.S.C. gagnait quelque 10.000 membres en Wallonie, quelque 10.000 membres dans le Brabant, et plus de 100.000 membres en Flandre. Entre 1920 et 1947, les effectifs de la C.S.C. ont donc été gonflés de 300.000 nouveaux membres flamands (260.000 en Flandre et 40.000 dans le Brabant). Ceci est bien conforme au schéma présenté plus haut.

Notons que, dans les élections syndicales, la F.G.T.B. a obtenu ces dernières années de 60 à 65  %, la C.S.C. de 35 à 40 % des voix, ce qui indique que la majorité des ouvriers non organisés suit les syndicats socialistes. Plus exactement : en Wallonie, le taux de syndicalisation des ouvriers socialistes est plus bas que le taux de syndicalisation des travailleurs chrétiens ne l’est en Flandre.

C’est la dialectique de ces deux facteurs — syndicalisation croissante, division syndicale en deux blocs de plus en plus équivalents — qui explique en grande partie l’évolution récente des conditions sociales du capitalisme belge.

Pendant une première phase, qui occupe en gros l’entre-deux-guerres, la stagnation de la F.G.T.B. sous une direction ultra-droitière, la défaite de quelques grèves importantes (Ougrée Marihaye, cheminots, imprimerie bruxelloise), la division syndicale le rôle de « jaunes » de la C.S.C., jouent dans le sens d’une paralysie progressive du mouvement syndical. Même dans la période de la grande crise, celui-ci reste passif et conservateur. Les grandes explosions de 1932 et de 1936 prennent la forme de grèves sauvages, de révoltes de la faim (1932) ou d’aspirations spontanées (mais confuses) d’un changement radical (1936).

Pendant une deuxième phase, qui va de la libération à 1955, la surenchère syndicale joue en faveur d’une suite presque ininterrompue de mouvements revendicatifs. Ceux-ci sont ponctués par quelques rares grèves, en général organisés et conduits par les syndicats (une grande exception : la série de grèves sauvages du port d’Anvers). Cette surenchère syndicale brise rapidement le blocage des salaires (contrairement à ce qui s’est produit en France, aux Pays-Bas et en Allemagne). Elle oblige le patronat à opérer une reconversion fondamentale de sa politique salariale : d’un pays de salaires (relativement) bas, la Belgique devient un pays de salaires (relativement) élevés. Cette reconversion, socialement indispensable pour sauver le régime, est économiquement possible parce que la Belgique jouit d’une importante « prime de reconstruction » sur le marché mondial (l’appareil de production belge est sorti indemne de la 2e guerre mondiale), et parce que l’exploitation accrue du Congo se poursuit dans le « calme », alors que les autres empires coloniaux sont en désagrégation.

Pendant une troisième phase, la surenchère syndicale se heurte au plafond de l’expansion économique trop lente, de la concurrence internationale qui reprend et qui s’aggrave, de l’empire colonial qui commence à s’écrouler. La suite ininterrompue d’avantages salariaux ou d’améliorations des conditions de travail s’arrête. Une « pause sociale » menace de se déclarer. La C.S.C. l’accepte sous certaines conditions. La F.G.T.B. s’y oppose, et pour pouvoir s’y opposer adéquatement, avance son programme de reformes de structure, qui devraient rendre possible une nouvelle tranche d’améliorations sociales. Une grave crise sociale se prépare ainsi, depuis la grève des métallurgistes de 1957. Deux plans d’assainissement économique se dressent l’un devant l’autre : le plan du patronat, fondé sur la pause sociale et l’austérité qui aboutira à la loi unique et à la grève de 1960-1961; le plan de la F.G.T.B. qui doit aboutir aux réformes de structure.

Entre les deux, la C.S.C. hésite, de plus en plus affolée. Tantôt elle s’affirme en principe d’accord avec les réformes de structure, auxquelles elle donne cependant un sens nettement et exclusivement néo-capitaliste; tantôt elle accepte la politique d austérité, « à condition que les charges soient également réparties sur toutes les couches de la population ». Tantôt elle affirme que ses revendications sociales sont plus radicales que celles de la FGTB tantôt elle se déclare prête à assumer des sacrifices, dans l’intérêt « national » bien conçu.

Cette attitude s’explique d’abord par des options idéologiques fondamentales. La C.S.C. reste foncièrement attachée à la cause de la « libre entreprise » (c’est-à-dire du capitalisme plus ou moins « social ») parce que, à son avis, ce régime garantit mieux la pluralité des institutions, la liberté de l’Église et la liberté syndicale. Elle s’explique cependant aussi par la nature même de ses affiliés et de leurs intérêts immédiats.

La stratification profonde de la classe laborieuse belge a en effet un prolongement imprévu et surprenant en une forte inégalité des rémunérations. Mais, contrairement à ce que pourrait produire un schéma simpliste, ce sont les régions à prédominance socialiste, où la « vieille » classe laborieuse est syndiquée depuis plus longtemps, et où prévalent’ l’industrie lourde et la grande industrie, qui connaissent les salaires les plus élevés. Les régions où dominent les syndicats chrétiens sont des régions où prévalent les industries légères et la petite industrie, et où les salaires plus bas ont également attiré les « fabrications nouvelles », sans que leur établissement soit suffisamment dense pour résorber « l’armée de réserve industrielle » et faire monter les salaires, relativement à ceux de la Wallonie.

Cette inégalité semble directement fonction du chômage, c’est-à-dire de la résultante du mouvement démographique et du rythme de l’expansion économique, c’est-à-dire des rapports entre l’offre et la demande de main-d’œuvre. Les résidus de main-d’œuvre flamande pèsent sur les salaires. La pénurie périodique de main-d’œuvre en Wallonie (essentiellement fonction du haut niveau d’industrialisation et de la stagnation démographique) exerce par contre une pression sur les salaires dans le sens de la hausse. La différence de combativité entre les deux blocs syndicaux est à la fois le produit de ces forces et un facteur supplémentaire qui accentue l’hiatus.

Celui-ci est très prononcé. En 1959, la rémunération moyenne de l’ouvrier par arrondissement fluctue entre 286 FB par jour à Liège et 271,5 FB à Charleroi, d’une part et 189,1 FB à Dixmude et 203 FB à Audenarde, d’autre part. Parmi les dix arrondissements aux salaires les plus élevés, il n’y a qu’un seul arrondissement flamand, celui d’Anvers. Ces moyennes nivellent d’ailleurs et masquent donc l’ampleur réelle de l’inégalité. Entre le salaire quotidien moyen dans la grande usine liégeoise (plus de 1.000 ouvriers), et le salaire quotidien moyen de la petite usine de Flandre occidentale, la différence va du simple au double (350 FB contre 175 FB).

Or, il est logique qu’une masse de travailleurs gagnant entre 175 et 225 fr par jour — salaires en réalité inférieurs au minimum vital le plus modeste — n’ont que des préoccupations purement salariales et doivent considérer les « réformes de structure » comme des songes creux. Par contre, des travailleurs qui gagnent entre 300 et 350 fr par jour, et dont une augmentation de salaire de 2,5 ou même de 5 % ne modifiera guère le standing normal, s’intéressent beaucoup plus à la consolidation de l’acquis, à la sécurité d’emploi, à la protection contre les menaces de crise, de chômage ou d’austérité, et sont donc naturellement portés à s’enflammer devant la propagande en faveur des réformes de structure, — surtout après l’exemple du Borinage, qui montre que la menace de brusque effondrement d’un secteur industriel payant des salaires fort élevés n’est nullement imaginaire. Voilà tout le secret de la grève, de sa localisation spécifique, et de l’attitude particulière prise non seulement par la C.S.C., mais encore par une grande partie de l’appareil flamand de la F.G.T.B. qui, — en dehors de Gand, d’Anvers et des secteurs des services publics — ne s’est nullement trouvé devant une pression de sa base sous-rémunérée pour participer à un combat général en faveur des réformes de structure.

III.  Sociologie de la grève

La grève apparaît donc à la fois comme une riposte à une première tentative de réduire le pouvoir d’achat des travailleurs, comme un effort pour imposer une nouvelle politique économique, et comme une révolte contre le conservatisme excessif de certains dirigeants. Dans les trois domaines, celui de l’État, celui de l’économie, celui du mouvement ouvrier, elle fait craquer les structures traditionnelles. Elle se situe dans l’interstice entre une phase de salaires croissants et une phase de salaires réels réduits, mais précède nettement cette réduction (elle l’empêche même, dans une certaine mesure, de se déclarer, ce qui provoque une tension croissante dans l’économie et dans les finances publiques). La grève permet ainsi une démonstration très nette de la dialectique sociale du facteur « objectif » (économique, « matériel ») et « subjectif » (niveau d’éducation et de conscience par suite du rôle du mouvement ouvrier; degré de confiance relative dans les organisations et les directions ouvrières). Elle constitue une réfutation éclatante de toutes les théories mécanistes concernant les rapports directs entre niveau de vie et niveau de conscience, entre niveau de vie et niveau de combativité.

Selon une logique primaire, ce seraient les couches les plus pauvres qui auraient dû réagir le plus violemment contre l’atteinte à leur pouvoir d’achat déjà si insuffisant. En fait, ces couches n’ont pas dépassé le stade de l’expectative inquiète (à l’exception des ouvriers des services publics). C’est que la menace de la loi unique fut enveloppée dans un verbiage touffu, voilée par une propagande officielle (ou officieuse) sur grande échelle, atténuée même par la démagogie de certaines « dénonciations », maladroites parce qu’excessives. C’est que cette menace émana en outre du gouvernement et de l’État, et que les couches les plus pauvres et les plus faibles sentaient confusément que, pour affronter l’État, il fallait être prêt à aller très loin.

Inversement, les couches les mieux rétribuées en Wallonie, qui sont aussi les couches les plus aguerries et les mieux organisées, trouvaient dans la lutte contre la loi unique l’occasion recherchée depuis plusieurs années d’entamer une épreuve de force avec la société bourgeoise, pour combattre ouvertement en faveur des réformes de structure. Ces couches, bien préparées par des années de propagande syndicaliste et socialiste systématique, par des années d’éducation tenace, s’avéraient complètement immunisées contre l’emploi des moyens de persuasion modernes et massifs, que le gouvernement employa pourtant sur la plus large échelle pendant la grève, et auxquels le mouvement ouvrier ne sut pas opposer grand chose. La grève belge a donc démontré que, contrairement à ce qu’on prétend souvent, les secteurs les mieux rétribués de la classe ouvrière sont capables de conserver beaucoup plus nettement leur « conscience de classe », sous l’assaut des moyens de persuasion massifs, à condition que le mouvement ouvrier entretienne et assiste la formation et l’épanouissement de cette conscience.

L’exception, en ce domaine, confirme la règle. Deux exemples suffiront. Le premier est celui des employés les mieux rétribués (revenus supérieurs à 10.000 FB par mois). A Bruxelles, où ces employés dominent largement (ils y constituent plus de la moitié de la main-d’œuvre salariée totale), leur participation à la grève fut minime, et la grève fut, de ce fait, un échec partiel. C’est que cette masse d’employés, 1° n’est pas syndiquée (taux de syndicalisation inférieur à 20 %; nombre d’adhérents à la F.G.T.B. inférieur à 10 %) ; 2° ne plonge pas dans un milieu de grande industrie; 3° n’a presque pas de contacts avec une masse ouvrière; 4° n’a point de tradition socialiste ni même de tradition de lutte, et subit fortement la pression du milieu petit bourgeois avec lequel elle se confond d’ailleurs en partie.

Par contre, dans les grands bassins industriels wallons, les employés qui y gagnent autant sinon plus que les employés de Bruxelles, ont en général bien participé à la grève (leur participation dépassa largement tout ce qu’on avait connu à ce propos dans le passé). C’est que cette masse d’employés, 1° a fait récemment de grands progrès du point de vue de sa syndicalisation; 2° plonge dans un milieu de grande industrie ; 3° y subit fortement la pression d’une masse ouvrière particulièrement combative; 4° est dirigée par une organisation syndicale qui, depuis des années, développe une propagande inlassable en faveur des réformes de structure (un Congrès National de ce syndicat, axé sur ce thème, où nous avons été un des rapporteurs, a précédé de quelques jours l’éclatement de la grève).

Le second exemple est celui de quelques grandes usines privilégiées en Flandre (Tréfileries Bekaert à Zwevelgem; usines Philips d’électronique; raffineries de pétrole à Anvers ; Bell Téléphone à Anvers; usines de montage d’autos à Anvers et à Bruxelles, etc.). Il s’agit en général d’usines ultramodernes, dont la direction applique une politique paternaliste très poussée, où un système compliqué de primes et de pensions supplémentaires est étroitement relié à l’assiduité au travail, où le pouvoir d’achat distribué par an et par salarié dépasse nettement la moyenne de l’ouvrier qualifié. C’est donc l’exemple même de ce « prolétariat nouveau » auquel sont attribués tant de péchés (ou de vertus, selon l’optique).

Or, le comportement de ce secteur a été beaucoup moins net qu’on n’aurait pu le supposer. Il s’agit d’un milieu où les syndicats chrétiens dominent nettement, sauf dans quelques cas exceptionnels. Par ailleurs, ce secteur n’a été nullement touché par la propagande en faveur des réformes de structure (la responsabilité de la direction syndicale flamande est très grave à ce propos). C’est donc le point exact où l’impact de l’idéologie bourgeoise a pu être le plus puissant. En outre, — seconde défaillance de la même direction — la F.G.T.B. flamande n’a point voulu entraîner ce secteur dans la lutte, et s’est contentée d’y déclencher la grève vers le dixième ou le douzième jour du combat, alors que l’unité d’action avec les travailleurs chrétiens apparaissait déjà comme totalement impossible.

Malgré tous ces facteurs fort négatifs, la masse des ouvriers socialistes de ces entreprises (variant entre 25 et 75 %, selon les cas), a en général, à quelques exceptions près, participé résolument à la grève, parfois même avec un enthousiasme qui effrayait les dirigeants. Ce ne sont pas seulement Liège, La Louvière, Charleroi qui ont connu des cortèges de 40.000, grévistes. Un rassemblement du même genre a également marqué la grève à Anvers ; ce fut le rassemblement le plus puissant et le plus combatif de toute l’histoire ouvrière flamande, et ce, dans ce milieu typique du « nouveau prolétariat ».

Ces exemples « exceptionnels » permettent donc de serrer de plus près le mécanisme réel d’interaction entre les conditions d’existence, le mouvement ouvrier, et le niveau de conscience, qui expliquent l’éclatement, la durée et l’ampleur de la grève belge.

L’histoire contemporaine a démontré au-delà de tout doute que la direction traditionnelle du mouvement ouvrier européen n’est pas à la hauteur de sa tâche. De ce fait, au cours des quarante-cinq dernières années, de multiples chances de victoires ont été ratées dans de nombreux pays. Une méfiance profonde à l’égard de leurs propres organisations caractérise de multiples secteurs du prolétariat européen, même ceux qui sont organisés. Mais contrairement à une illusion dangereuse, largement répandue dans certains milieux « gauchistes », cette méfiance peut être tout autant un frein qu’un moteur de larges luttes de classe. Disons même qu’elle est le plus souvent frein et non moteur, parce que la classe ouvrière prend conscience de sa force, dans la vie quotidienne du régime capitaliste, précisément dans la mesure où elle est organisée et où cette organisation est relativement efficace, et que tout scepticisme fondamental à l’égard de l’organisation ne conduit pas vers l’avant, vers des formes d’organisation supérieures, mais vers l’arrière, vers l’atomisation de la classe et sa transformation en classe amorphe (l’exemple de la France en mai 1958 est à ce propos particulièrement éloquent).

Ce n’est que lorsque la classe ouvrière se trouve engagée dans un combat de très grande envergure, — qui lui-même n’est possible que grâce au rôle relativement efficace de ses organisations — qu’elle peut dépasser positivement et non pas négativement, dans le sens du progrès et non dans celui du recul, l’insuffisance évidente de ses organisations bureaucratisées. La dialectique « classe-organisation » est donc en réalité beaucoup plus complexe que d’aucuns ne le soupçonnent. Elle ne rend possible le dépassement des grandes organisations de masse que par leur renforcement préalable et non par leur affaissement.

La grève belge permet de puiser à ce propos d’utiles enseignements. Depuis 1944, quelques grandes centrales professionnelles se sont profondément renouvelées et ont permis de jouer un rôle de pionnier d’idées nouvelles, notamment du programme des réformes de structures. Ce sont notamment la fédération liégeoise des métallurgistes (et dans une mesure moindre, les métallurgistes du Hainaut), le syndicat des employés et la Centrale Générale des Services Publics. Par ailleurs, d’autres centrales professionnelles apparaissent comme de véritables bastions du conservatisme réformiste : Centrale Générale du Bâtiment, syndicat du transport, Centrale des Ouvriers du Textile. On aurait pu supposer que, dans une grève aussi fougueuse et révolutionnaire que la grève belge, ce soient ces bastions du conservatisme qui « sautent » les premiers. Rien de cela ne s’est produit, pour la simple raison que dans ces secteurs, à l’exception des dockers d’Anvers et de Gand, on n’a même pas fait grève…

Par contre la grève fut une réussite au-delà de toute espérance dans les secteurs où une direction plus progressiste avait permis un renforcement considérable de l’organisation (et donc de confiance des travailleurs en leurs propres forces, et donc de conscience de classe). Certes, des dirigeants de ces secteurs ont pu apparaître à certains moments de la grève comme l’obstacle principal à un nouveau progrès du mouvement. Ce n’est là cependant qu’une des faces de la médaille; l’autre, c’est que sans le redressement vigoureux qu’ils avaient opéré, depuis des années, la grève en tant que telle aurait été inconcevable, et ne se serait pas plus produite qu’elle ne s’est par exemple produite en France, lors de la dévaluation Rueff-Pinay.

La nécessité de dépasser la direction traditionnelle a pu être ressentie confusément par les secteurs ouvriers les plus divers. La possibilité de ce dépassement n’a pu être créée que là où le renforcement de l’organisation coïncidait avec le renforcement de la conscience de classe. Pour être plus précis : la possibilité de ce dépassement a été la plus réelle partout où coïncidaient une organisation puissamment renforcée, des secteurs ouvriers très combatifs et la direction relativement la plus conservatrice de cette organisation. Ce fut le cas surtout à Charleroi et à Anvers, et dans une moindre mesure dans le Borinage et dans la région de La Louvière.

Ce dépassement s’est traduit par l’apparition plus ou moins, spontanée, plus ou moins inspirée par une avant-garde organisée des fameux comités de grève. A ce propos, on a publié beaucoup de commentaires confus, pour ne pas dire plus. On a rassemblé sous cette étiquette des comités aux fonctions les plus diverses (les comités locaux de grève dans le Hainaut; les comités syndicaux d’usine dans la région liégeoise ; le comité de lutte, c’est-à-dire de préparation de la grève, à Anvers, etc.). La création de ces comités correspond en général à deux mobiles qui ne coïncident pas toujours : la nécessité de remplir des fonctions que les organismes traditionnels du mouvement ouvrier ne remplissent pas et ne peuvent pas remplir (organisation des non-syndiqués dans la grève; unité d’action avec les chrétiens; problèmes des piquets de grève, du ravitaillement des grévistes, du contrôle de la circulation routière, etc.) ; la volonté de suppléer la carence de directions locales défaillantes. Lorsque ces deux mobiles coïncident, dans un contexte social très favorable, et avec une classe ouvrière admirable de combativité, le dépassement des structures traditionnelles s’affirme franchement, et alors, comme nous l’avons écrit pendant la grève, « l’ombre d’un pouvoir nouveau », le pouvoir démocratique des travailleurs, a plané sur le pays (La Gauche, n° 3, 1961).

Point n’est besoin de savants traités de stratégie pour comprendre que la classe laborieuse belge n’était nullement prête à entamer une lutte insurrectionnelle pour la conquête du pouvoir, le 20 décembre dernier. Ceux qui réclament (après coup) qu’elle réalise l’impossible sont en général ceux-là mêmes qui (avant les faits) manifestaient leur superbe sceptique quant aux possibilités de lutte avec des organisations aussi conservatrices, une classe ouvrière aussi « repue » et aussi « dépolitisée » que celles de Belgique.

Les grandes traditions de lutte du prolétariat belge furent, dans le passé, des traditions démocratiques (grèves générales pour le suffrage universel) ou des traditions de révoltes de la faim (grèves du XIXe siècle et grèves des mineurs de 1932-35). Après un intervalle d’un quart de siècle, au cours duquel prédominent des luttes professionnelles solidement encadrées (la grève générale semi-insurrectionnelle de 1950, contre le retour de Léopold III, fut elle-même entièrement inspirée, organisée et dirigée du sommet), voici que le prolétariat belge renoue de manière admirable avec sa tradition révolutionnaire, mais sur un niveau plus élevé. La signification historique de la grève belge, c’est que c’est la première grève générale dans l’histoire du mouvement ouvrier européen qui n’a comme objectif fondamental ni des revendications matérielles ni des revendications politiques démocratiques, mais qui vise essentiellement  la réorganisation de l’économie sur une base socialiste. Car c’est là le seul sens que des centaines de milliers de grévistes belges ont donné au slogan des « réformes de structure ».

On peut pérorer à l’infini sur le fait qu’une direction de rechange soit nécessaire pour qu’une grève pareille réussisse. On peut même en conclure que la grève, dans les conditions concrètes du temps et de l’espace, ne pouvait pas triompher. Les « droitiers » du mouvement ouvrier belge ne disent au fond rien d’autre quand ils affirment qu’il eût mieux valu « ne pas faire grève ».

Une organisation minutieuse aurait sans doute été largement préférable à ce mélange de spontanéité, d’improvisation, de direction défaillante et de direction de rechange dépassée par les événements qui a caractérisé la grève. Mais tous ces sages conseils glissent sur un fait dur comme du roc : c’est qu’un million de travailleurs belges, malgré toutes les difficultés et toutes les insuffisances, ont préféré faire grève pendant trente-deux jours, contre toutes les forces de conservation sociale, plutôt que de subir l’austérité et le déclin capitalistes. Plutôt que de subir, ils ont préféré crier à la face du monde qu’ils désirent prendre leur sort en leurs propres mains. Ne serait-ce que pour ce cri libérateur, riche d’enseignement, riche de moissons futures, il valait la peine de mener ce combat jusqu’au bout. Ne serait-ce que pour cette raison, il faudra le reprendre, chaque fois que la possibilité s en présentera.


[1] Exemple : en 1957, 5.033 réparateurs de navires procurent un chiffre d’affaires de 1,175 milliard FB, dont 3,66 % de bénéfices nets. En 1959 1.272 ( !) réparateurs de navires procurent un chiffre d affaires de 844 millions de FB, dont 6,72 % de bénéfices nets. Autre exemple : l’emploi dans l’industrie textile belge a diminué de 63.000 unités entre 1948 et 1958, alors que la production s’est notablement accrue.

Avec le sout

Contact webmaster
Les grèves belges: essai d’explication socio-économique
Ernest Mandel – Archives internet

 

Les lois anti-droits du travail de Hollande-El Khomri et Macron-Pénicaud datent de 2016 et 2017. Quel bilan après 4 et 3 ans ?

avant la covid Macron c’était déjà une catastrophe

 

 

 

Ils disaient que leurs lois « travail »  (en fait anti travail)  c’était bon pour la croissance : la croissance a reculé et elle a même été négative de 0,1 au dernier trimestre 2019.

Ils disaient que seule la croissance ferait de l’emploi :  alors ils prétendent maintenant que sans croissance, il y aurait eu un recul du chômage. Ils revendiquent + 1,1 d’emplois (les 35 h avaient donné + 4%) d’emplois)

 

Négatif !

Mais en fait, dans les médias, ils changent la référence et méthode de chiffrage,  ils ne parlent plus des catégories A, B, C, D, et E.

Ils n’évoquent que la seule catégorie A en France dite « métropolitaine » selon les chiffres du BIT et ils abandonnent ceux de la DARES et de Pole Emploi.

Or le BIT exclue du chômage toute personne qui a travaillé une seule heure dans le mois précédent : avec cette méthode, les demandeurs d’emploi BIT de la catégorie A selon le BIT ne sont que 3,365 millions.  Alors que les demandeurs d’emplois des catégories A, B et C au 3ème trimestre 2019 selon Pôle emploi, c’est 5,531 millions. 44 % des personnes émargeant dans la catégorie A de Pôle emploi (sont inscrits, ne travaillent pas, cherchent un CDI ou CDD à temps plein ou partiel) ne sont pas des chômeurs du point de vue du BIT.

Pourtant à Pole emploi, les radiations explosent et les dossiers d’inscriptions sont de plus en plus refoulés au vu des nouvelles normes (6 mois de travail au lieu de 4 sont nécessaires). La casse de l’assurance chômage le 1er novembre dernier est une tuerie et elle commence à donner ses effets : au lieu de 2,3 millions de chômeurs indemnisés, il en restera bientôt 1,2 million.

Ils truquent les annonces : l’INSEE claironne, mais d’après un sondage, une baisse à 2,4 millions, mais Pôle Emploi maintient qu’elle a 3,4 millions de demandeurs d’emploi inscrits. Et ils reconnaissent « en loucedé » que ce qu’ils appellent maintenant le « halo du chômage » augmente : c’est le cas de la catégorie « D » (en formation, stage, maladie, « pas disponibles immédiatement ») qui s’est remplie de 1,7 million !

Au total en novembre 2019 on avait quand même 6 182 100 chômeurs (hors Mayotte)

 

Négatif !

Ils ont surtout augmenté la précarité : le nombre de contrats courts bat tous les records : 87 % des embauches en CDD dont 1/3 pour une seule journée !

Ils ont augmenté le nombre de CDD, de CDDU (contrats d’usage étendus dans 12 secteurs d’activité), ils ont permis qu’il y ait trois CDD de suite, puis récemment que les CDD soient polyvalents dans la même entreprise, puis qu’ils durent plus longtemps (de 18 mois à 36 mois), puis qu’il y ait des contrats de chantier, à la tâche, à la mission.

Ils affirment qu’il faut être « agile » et faire plusieurs métiers en une vie et savoir se reclasser…  En fait les CDI sont 88 % (contre 12 % de précaires, intérim et CDD) et la durée des CDI s’allongent (de 9,5 années en moyenne à 12 ans en moyenne). Il y a de plus en plus le travail stable d’un côté et les instables de l’autre, par contre les CDD sont moins embauchés en CDI  47% , plus souvent au chômage, leurs salaires c’est 7 % de moins, à qualification égale

 

 

 

Négatif !

Ils disaient que ca faciliterait le taux d’activité, il n’est que de 71, 5 % rapporté à la population de 15 à 64 ans (en dessous de l’UE, 73,4 %, au dessus des 63,6 % aux USA)

La progression des ruptures conventionnelles dans le secteur privé atteignent 407 657 en 2018 et les licenciements ont été facilités partout.

Ils disaient que leurs lois étaient bonnes pour le dialogue social, la baisse des élus du personnel va être de 50 % : de 425 000 à 200 000 élus du personnel.

En 2010, 44 tribunaux prud’hommes avaient été supprimés, Pénicaud s’apprête à en supprimer 22 : ils ont connu une baisse du nombre de saisines de 40 %, mais ils résistent au respect des « plafonds d’indemnités » sachant que l’OIT en condamne le principe.

Ils voulaient que les français travaillent plus : en fait, au total les Français (temps pleins et partiels) travaillent en moyenne 1.514 heures par an soit… 12 % de plus que les Allemands (1.356 heures par an), et autant que les Britanniques. Même conclusion avec la productivité selon Eurostat, la productivité par personne occupée et par heure travaillée en France est supérieure à celle du Royaume-Uni et de l’Allemagne.

 

Négatif !

Ils voulaient qu’on travaille plus sur la vie active : D’après la dernière estimation d’Eurostat*, un Français passe en moyenne 35,2 ans dans la vie active. Un score très proche de la moyenne européenne (35,9 ans de vie active).

Quand ils disaient que les Français travaillent moins, comme sur la croissance et le chômage,  c’était donc faux, lorsque l’on prend comme base ceux qui occupent effectivement un emploi. Car si l’Hexagone est à la traîne c’est notamment en raison d’un taux de chômage élevé chez les jeunes et les seniors : moins de personnes au travail, c’est autant d’heures qui ne sont pas effectuées.

Leurs lois n’y sont pour rien : les salariés français restent les plus productifs au monde, avant et après. Mais avec moins de dignité, soumis au chantage à l’emploi

Conclusion : en février 2016, Hollande avait dit que la loi El Khomri ce n’était pas tellement pour l’emploi, mais plutôt pour changer de modèle social. Nul ne peut dire que ledit modèle social se soit amélioré. Avec Macron il se dégrade jour après jour.

 

Gérard Filoche

 

Démantèlement (suite) de l’inspection du travail

Au boulot chronique n°522 Humanité-Dimanche

 

 

Le 20 novembre, le Conseil national de l’inspection du travail (CNIT) a pris connaissance et donné un avis sur le projet de décret relatif à la suppression des DIRECCTE et de la création de DDETS et DDTES-PP.

Le CNIT déplore vivement que l’inspection du travail soir reléguée au dernier plan alors qu’elle représente entre 1/3 et les 3/4 des effectifs des futures directions départementales selon qu’il s’agit de directions départementales de l’emploi et des solidarités (DDETS) ou de DDTES fusionnant avec les services dédies à la protection des populations (DDETS-PP).

Le CNIT rappelle  qu’au terme des conventions internationales, le système d’inspection du travail ne relève pas de l’autorité́ des Préfets de région ni de département et ne se conçoit qu’en conformité́ avec l’article 3.2 de la Convention OIT n°81, selon lequel  « Si d’autres fonctions sont confiées aux inspecteurs du travail, elles ne doivent pas faire obstacle à l’exercice de leurs fonctions principales, ni porter préjudice d’une manière quelconque à l’autorité́ ou à l’impartialité́ nécessaires aux inspecteurs dans leurs relations avec les employeurs et les travailleurs ».

Le CNIT appelle l’attention de la ministre sur la rupture organisationnelle que représente cette réforme avec des risques majeurs sur le fonctionnement de l’inspection du travail :  conformément à l’article 6 de la convention n°81 : « Le personnel de l’inspection doit être composé de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité́ dans leur emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue. »

Le CNIT s’interroge  sur l’opportunité́ de la mise en œuvre de cette réforme, avec des échéances au 1er janvier 2021 et au 1er avril 2021 alors que la pandémie en cours exige une disponibilité́ et une vigilance hors normes de l’inspection du travail.

Gérard Filoche

 

 

Cadeau de Noël pour les travailleurs des plateformes ?

Au boulot n° 521 chronique hebdo  dans l’Humanite dimanche 10° année

 

 

 

Un projet de directive relative aux travailleurs des plateformes numériques a été déposé par Mme Leila Chaibi, députée européenne membre de la commission emploi et des affaires sociales du Parlement européen. Elle est le fruit d’un travail collectif avec des chercheurs, des docteurs en droit privé, des économistes, et des syndicalistes dont le secrétaire confédéral à la CES (Confédération Européenne des syndicats) et le secrétaire du CLAP Collectifs des livreurs autonomes de Paris.

Elle rappelle génialement que le socle européen des droits sociaux dispose que les travailleurs ont droit à un traitement égal et équitable en ce qui concerne les conditions de travail, l’accès à la protection sociale et la formation et ce indépendamment du type et de la durée de la relation de travail.

Le projet de directive vise à garantir la protection des travailleurs des plateformes numériques, en alignant leurs droits du travail et leurs droits sociaux sur ceux du reste des travailleurs.

Elle entend pas « plateforme numérique » : entreprise de services organisés hors ligne, 
notamment dans le secteur du transport de personne avec chauffeur et de la livraison de repas, et dont l’objet est de proposer à ses clients via des modalités numériques et algorithmiques une force de travail qu’elle organise en vue de la réalisation de la prestation qu’elle leur propose.

Elle entend par « travailleur » : toute personne qui conclue avec une plateforme numérique un contrat portant sur la location de sa force de travail, qu’elle soit intellectuelle ou manuelle, en vue de la réalisation du service proposé et organisé par la plateforme et ce moyennant rémunération.

Aligner par directive au niveau européen toutes les travailleuses et les travailleurs des plateformes sur le statut de tous les autres salariés, voilà qui ne serait que respect de l’égalité des droits du travail et droits égaux à la protection sociale.

Enfin un légitime et nécessaire cadeau de Noël.

Gérard Filoche

 

Prévention santé travail Menace par la loi Lecocq en février 2021

Au boulot n° 520 chronique au boulot a lire chaque semaine dans l’Humanite dimanche

 

Ils ont fini, côté gouvernement, par reconnaître qu’un jour de carence retenu sur salaire en cas de maladie, au lieu d’être dissuasif contre l’abus de prise de congés était dissuasif contre la nécessité de se soigner. Pour ne pas perdre un jour de salaire, en ces temps de disette, la tentation était de ne pas se déclarer atteint par le virus. Et le « jour de carence » était contradictoire avec la prévention.

Hé oui, la santé et le salaire c’est lié. Ce ne sont plus les coups de grisou qui tuent, mais sur 250 000 accidents cardiaques et vasculaires, la moitié est liée au travail. Et le virus est au travail.

Tout le monde le sait, mais alors pourquoi le gouvernement Macron-Castex fait-il reculer la médecine du travail en pleine pandémie avec le projet de loi Lecocq, député LREM du Nord, prévu en février 2021  ?

Car la médecine du travail, ce n’est pas de la médecine générale, c’est une spécialité.

Ça demande une formation et une approche spécifiques liées. Il y faut donc un corps abondant de médecins formés comme des spécialistes en mesure de connaître les branches, les métiers, d’être présents sur le terrain. La médecine de prévention au travail, ça ne se pratique pas dans des cabinets en ville, ça implique la connaissance de l’ergonomie, des postures, des efforts exigés, de la température, des éclairages, des machines, des atmosphères, des risques. Et ça implique des CHSCT où l’on en discute entre protagonistes, patronat, syndicats et médecins, experts des relations psycho-sociales. Ca implique des médecins indépendants et une responsabilisation financière et juridique des patrons.

N’a-t-on pas davantage besoin de visites de la médecine du travail dans toutes ces usines et bureaux ou des millions de salariés sont obligés d’aller en première ligne, « coûte que coûte » et à « n’importe quel prix » pour faire fonctionner l’économie au risque d’attraper le Covid ?

Alors pourquoi le gouvernement a-t-il supprimé les CHSCT ? Pourquoi remplace-t-il la médecine du travail par la médecine de ville ?

Gérard Filoche

 

 

Chômage partiel : fraude patronale galopante incontrôlée

Au boulot n°519 chronique Humanité Dimanche

Neuf femmes de chambre, serveurs, cuisiniers d’un hôtel de Bourgoin-Jallieu ont été placés en chômage partiel par leur employeur lequel s’est mis en liquidation judiciaire le 8 septembre mais en déclarant neuf salariés en activité partielle pour recevoir les fonds publics sans les leur reverser. Une fraude de 15 000 euros et 28 500 euros de salaires sont dus. L’affaire tarde devant les prud’hommes le 3 décembre, les ex-cogérants s’étant rendus injoignables !

Exemple parmi des centaines de milliers d’autres : la fraude au chômage partiel a battu tous les records. Celui-ci coûtait 50 millions d’euros par an : la facture grimperait à plus 24 milliards en 2020 soit 25 fois plus. Il y aurait eu 12,5 millions de salariés en chômage partiel (et 8,5 millions en télétravail). En juin, Pénicaud avait reconnu 850 fraudes sur 3000 contrôles. Le chiffre de l’été, 225 millions de fraude (270 000 contrôles, 9500 délits) est largement sous-estimé. C’est probablement plus de 30 % de fraude.

Les admonestations de la ministre Bornes contre les patrons voyous n’ont pas eu d’effet dissuasif. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de moyens de contrôle suffisants. L’employeur bénéficiait d’un délai de 30 jours aprèsle placement des salariés en activité partielle pour faire sa demande. La Direccte, autorité administrative, disposait de 48 heures pour la valider. Mais à défaut de réponse, la demande était implicitement validée ce qui se faisait tout le temps.

Or le gouvernement est en train de dissoudre les Direccte au 1erjanvier 2021. On n’est pas prêt de voir les sanctions tomber ! 
Le ministère du travail se coupe les bras et les jambes en créant des nouvelles DREETS et DDTES-PP (« Directions régionales de l’économie de l’emploi du travail et des solidarités » et des « Directions de l’économie de l’emploi du travail et des solidarités ») des usines à gaz (rejetée par tous les personnels et leurs syndicats) dans le but d’être complaisants envers les entreprises et de marginaliser l’inspection du travail.

Les patrons voyous ne vont pas avoir assez peur pour bien se tenir.

Gérard Filoche

 

 

 

 

Dans la marine, ça ruisselle pas

Humanite-Dimanche chronique hebdomadaire n°518 (11° année)


On sait combien les riches ne « ruissellent » pas. Plus ils sont riches plus ils en veulent.

Plus ils se croient tout permis.

« Le yacht M/Y IDOL de 59 mètres de l’héritier de Décathlon a été saisi dans le port d’Ajaccio » selon Corse-matin du 21 novembre qui explique : « L’équipage ne bénéficiait pas de protection sociale et de cadre légal concernant le temps de travail.Le propriétaire, par le biais de montages, ne déclarait pas le personnel ». Le droit du travail français a été contourné : navire battant pavillon maltais, appartenant à une société domiciliée sur l’île de Guernesey, laquelle embauche six membres d’équipage recrutés aux Philippines. Marins et hôtesses sont payés entre 1 500 et 2500 euros en fonction du poste à bord pour 70 à 85 heures par semaine sans jour de repos.

Lorsque le patron a demandé que l’équipage soit à disposition dans le cadre d’une soirée organisée à Ramatuelle, ils ont refusé. Suite à cet ultime abus, le capitaine, son second, les deux mécaniciens et les six employés philippins ont fait procéder à la saisie conservatoire du yacht dont la valeur s’élève à 2,2 millions d’euros, correspondant au montant des arriérés qu’ils réclament devant les prud’hommes le 20 décembre prochain.

Au delà des yachts privés, il y a les patrons de la marine marchande  : « en
 octobre 2020, plus de 800 000 travailleurs de la mer, sur le 1,7 million que compte la marine marchande, étaient bloqués, les uns à bord, avec l’interdiction de descendre, et les autres à terre, avec l’interdiction de monter » rapporte Pierre Rimbert dans le Monde diplomatique : « Pour ces derniers, l’absence de contrat, et donc de salaire, les condamne à la misère. Pour les autres, toujours en mer, l’enfer s’éternise depuis  mars, quand la mise à l’arrêt de l’économie asiatique, puis mondiale, a empêché la relève des équipages et comprimé l’horizon des matelots aux quartiers spartiates des porte-conteneurs et vraquiers ou aux ponts inférieurs des navires de croisière. »

Gérard Filoche